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vont naître, d’autres affections, d’autres soucis. Une fois qu’elle est mariée, une fille n’appartient plus à son père, mais à son mari : — le mari d’abord, puis les ennuis, et le père ensuite. Jusqu’à présent, il s’est laissé entraîner sans calcul et avec joie même dans la direction de ce but où la Fifine devait vraisemblablement trouver son bonheur. .Maintenant le but est atteint ; il n’y a plus à reculer, car déjà elle paraît heureuse, et voilà que tout à coup Josillon s’est senti seul… Sans doute il se peut que la Fifine continue à vivre non loin de lui, et même tout près de lui et avec lui ; mais jusqu’à présent elle y est restée parce que lui seul pouvait lui donner la tendresse dont elle avait besoin, tandis que si elle continue à y rester, ce sera peut-être par reconnaissance, par devoir ou même par pitié. Or Josillon ne veut accepter la pitié de personne, pas même celle de la Fifine. Il s’arrête donc au seul parti qu’il ait encore à prendre pour continuer à vivre plus au profit des autres qu’à leur charge et ne pas quitter sa fille. Un profond soupir s’échappe de sa poitrine, et il finit par dire : — Jeanne-Antoine !

— Quoi, Josillon ?

— Que dites-vous de la mine de nos deux gaillards !

— Mais, ma foi, Josillon, je trouve qu’en voilà un qui a bien plus de bonheur qu’il n’en mérite.

— Ça n’empêche, allez, mère ; ce qu’on n’a pas mérité avant, on peut le mériter par la suite. Pas vrai, mam’zelle Fifine ?

— Mais, monsieur Manuel, il ne faut pas croire que j’aie oublié que c’est à vous que je le dois s’il n’est pas arrivé malheur à…

— Ah bah ! c’est bon, c’est bon ! Vous vous inquiétez bien de nous autres pauvres vieux, maintenant que vous avez votre affaire !

— Mais, père, père !

— C’est bon ! c’est bon ! Laisse-moi dire ce que j’ai à dire. Jeanne-Antoine ?

— Quoi, Josillon ?

— Si nous faisions comme eux ?

La Jeanne-Antoine, encore complètement sous le coup de sa surprise de tout à l’heure, relève brusquement vers Josillon sa figure livide comme un linge. Ses yeux tout grand écarquillés semblent devenus stupides ; ses lèvres s’agitent comme si elle allait rendre l’âme : — Qu’est-ce que vous dites, Josillon ?

— Pardié ! je dis qu’il nous faut faire d’une pierre deux coups… Ce sera une noce de moins à faire.

Les deux jeunes gens, qui n’ont d’abord écouté qu’en souriant, commencent à comprendre que Josillon parle sérieusement. À cette découverte, ils se précipitent d’abord irrésistiblement dans les bras l’un de l’autre, puis ils courent se jeter, les bras étendus, aux genoux des deux vieillards.

— Oui, oui, c’est cela, bravo, père, mon bon petit père ! Oui, oui ! Pour le coup, c’est le bon Dieu qui s’en mêle ; c’est impossible autrement. Oui, plus qu’une noce, plus qu’une famille ! Père, mère, Jeanne-Antoine !

La Jeanne-Antoine n’entend plus rien. Elle est étendue raide comme une barre de fer dans les bras de Josillon.

— Ah ! çà, mais ! ah ! çà, mais, est-ce que c’est donc pour tout de bon, ma pauvre Jeanne-Antoine ?