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celle de Manuel, à qui elle donne des distractions qui pourraient devenir compromettantes pour sa réputation de voiturier, si la jument n’était fort heureusement d’un âge où l’on ne bezille[1] plus. De temps en temps, Manuel se retourne complètement sur lui-même du côté de son personnel. On voit qu’il n’a pas peur aujourd’hui d’attraper un torticolis.

Il est cinq heures du matin. On arrive à Cernans. Manuel aperçoit de loin un homme qui se lave au piston de la fontaine. Tout à coup l’homme se retourne, et Manuel reconnaît le maréchal. Comme il s’est complètement acquitté auprès de lui depuis quelques jours, il sourit désormais sans arrière-pensée aux baisers que le maréchal envoie sur le bout de ses doigts noirs à la Fifine qui rougit.

Nous voici à l’entrepôt de Dournon. Là-bas, sur la gauche, à une portée de fusil de la route, on aperçoit les cheminées du village qui commencent à fumer. Les bestiaux vont à la fontaine en agitant leurs clochettes, et les gens nettoient pendant ce temps-là les étables, si l’on en juge par le maltras fumant qu’ils apportent à la civière sur les tas de fumier déjà énormes qu’on voit devant les maisons. Dans la plaine, les blés jaunissans ondoient comme un lac au souffle de la brise matinale, qui fait frissonner aussi le feuillage des frênes de la route. De loin en loin, on entend une caille qui s’éveille dans les avoines, tandis qu’en haut, dans les airs, les alouettes s’égosillent déjà depuis le point du jour. Au fond du tableau se dresse la cime du Mont-Mahoux, déjà tout ensoleillée du côté de l’orient ; puis voilà tout à coup qu’on voit apparaître au-dessus de la côte la grande figure du soleil levant.

La Fifine sent ses yeux s’humecter malgré elle. Elle ne sait si cela vient de l’émotion de son cœur ou de la fraîcheur du matin. En tout cas, elle serre de toutes ses forces la main de Manuel, qui cherche à velouter autant qu’il peut cette main calleuse pour répondre dignement à son étreinte. Nous voici au bois du Châlème. Les glands verts pendent aux branches des grands chênes, d’où le bruit de la voiture fait partir les geais criards. Les chardons fleurissent dans les fossés de la route, et l’on commence à rencontrer des pièces de marine qui descendent à Salins.

Nous sommes au-dessus de la cote, c’est-à-dire à la limite des deux départemens, le Jura et le Doubs ; bientôt on aperçoit Villeneuve.

— Ah ! enfin… nous y voilà, père ! dit Manuel. Voyez-vous là-bas Villeneuve ? Tiens, Fifine, vois-tu là - bas cette fumée qui sort d’une cheminée qu’on dirait à fleur de terre ? Je parie que c’est ma mère qui fait déjà cuire sa marmite de riz.

— Mais, Manuel, qu’est-ce que c’est donc, cette grande ligne noire qu’on voit là-bas… dis ?

— Cette grande ligne noire ? Parbleu ! c’est les sapins, ma petite.

Jeu ! c’est les sapins !

Aux premières maisons du village, on aperçoit Coulas Bousson dans ses habits de fête. C’est lui qui doit être le garçon d’honneur. Sitôt qu’il reconnaît la voiture, il tire deux coups de pistolet ; puis il accourt au-devant de la jeune épouse, auprès de laquelle il prétend entrer en fonctions tout de suite

  1. Folâtrer à la manière des veaux.