Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 6.djvu/1230

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en la forçant à descendre pour venir lui donner le bras. La Fifine s’exécute de bonne grâce.

Sur les portes de toutes les maisons, les jeunes filles viennent guetter la nouvelle arrivée en souriant d’un air de dépit : — Ah ! pardié, ce n’est que ça ! Il avait, ma foi, bien besoin de tant faire ses embarras. Ah ! pardié, le voilà bien refait ! Il parait qu’ils ne sont pas seulement dans le cas de se procurer une voiture à Salins, ces gens, puisque ce gros Manuel est obligé d’avoir recours à celles de Villeneuve !

Josillon, lui, n’a pas de garçon d’honneur. Il prétend désormais ne plus donner le bras qu’à la Jeanne-Antoine, qui n’a pas besoin non plus d’un autre appui que le sien.

Comme la chambre de la Jeanne-Antoine est trop petite pour contenir aujourd’hui tout son monde, on a dressé avec des planches une grande table dans la grange du voisin Xavier. Les deux boudzons (tas) de foin nouveau forment la décoration de cette salle. Coulas Bousson a eu cependant la précaution d’orner le cintre de la porte de grange de magnifiques ailes (branches) de sapin. Au milieu de la table, on voit pendre des ébauches[1] quatre couronnes de fleurs naturelles au bout de quatre grandes ficelles. À droite et à gauche se trouvent les étables. Dans l’une sont dix vaches, au nombre desquelles est maintenant la Bouquette, et dans l’autre six bœufs. Ces pauvres bêtes suivent avec inquiétude depuis le matin les arrangemens insolites de la grange ; aussi, à chaque trou des nœuds de sapin qui ont abandonné leur planche, est-on sûr de rencontrer un gros œil qui guette ou un gros naseau qui souffle.

Manuel détache le baril de vin et remporte dans ses bras sur un chevalet au fond de la grange, où Josillon ajuste au ventre de ce baril un petit robinet qu’il a eu soin d’apporter avec lui dans sa poche. Manuel n’a invité à la noce que six de ses anciens amis de voiturage, et la Jeanne-Antoine autant de vieilles femmes.

Le double mariage terminé devant le maire, on se rend à l’église au bruit d’une nouvelle décharge de pistolets. Coulas Bousson, qui a transmis ce dernier soin à un autre, ouvre partout la marche avec la Fifine, en frisant toujours de son mieux le bout de sa moustache. Bientôt les deux couples vont s’agenouiller au pied de l’autel. M. le curé s’avance pour réciter sur eux la première partie des prières d’usage, après quoi il retourne continuer son office. En ce moment, le maître d’école apporte une nappe dont il donne un bout à Coulas Bousson en lui faisant signe de l’étendre de concert avec lui sur la tête des quatre époux. On prétend dans le Jura qu’il n’y a pas de bon ménage possible, si à ce moment solennel on ne heurte pas l’une contre l’autre la tête des époux. Josillon, qui sait la chose sur le pouce, commence à se demander à quoi pensent donc Colas Bousson et le maître d’école, qui ne font pas mine de s’en souvenir. Il les regarde alternativement l’un et l’autre ; puis, quand il voit qu’il n’y a plus rien à attendre d’eux, il se met à donner brusquement de la tête à droite et à gauche comme un bélier contre les têtes de la Fifine et de la Jeanne-Antoine, entre lesquelles il se trouve, de manière

  1. La partie de la grange qui lui sert de plafond.