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âme un talisman plus doux encore, qui le soutenait victorieusement à travers ces épreuves. À l’âge des premières émotions du cœur et des premiers enthousiasmes de l’esprit, l’ami de Chamisso et du Fichte avait rencontré à Berlin cette brillante Rachel dont j’ai déjà prononcé le nom. C’était vers 1803 ; M. Varnhagen avait à peine dix-huit ans. Ce fut pour lui comme une apparition merveilleuse, Rachel Levin ne possédait ni le prestige du rang ni l’éclat de la beauté ; mais son esprit lumineux, son imagination riche et ardente, la franche et gracieuse audace de son intelligence, en avaient fait déjà un personnage extraordinaire. Les plus nobles penseurs et les écrivains les plus charmans, M. de Gentz, Frédéric Schlegel, Louis Tieck, Guillaume et Alexandre de Humboldt, aimaient les entretiens de ce libre esprit qui planait d’un vol si léger sur les cimes ; les cœurs découragés se relevaient à sa voix. On disait qu’elle avait inspiré une passion platonique à ce voluptueux prince Louis-Ferdinand, qui, arraché par elle à d’indignes amours et rendu à lui-même, racheta vaillamment ses fautes en tombant un des premiers aux avant-gardes d’Iéna. Ce que fut plus tard Mme de Krudener au nom d’un protestantisme mystique, Rachel Levin l’était pour la société de Berlin au nom d’une philosophie bien indécise, il est vrai, et parfois singulièrement aventureuse, mais où dominaient en définitive les plus nobles instincts de l’intelligence et de l’âme. M. Varnhagen, dès l’heure où il la vit, professa la plus tendre, la plus entière, la plus religieuse admiration pour cette femme, Elle lui représentait, -je cite ses propres paroles, — le type idéal de l’humaine nature dans l’épanouissement complet de ses facultés. Il recherchait avidement les occasions de la voir et de l’entendre ; il s’adressait à elle comme à un être supérieur. C’était, pour lui un conseiller, c’était un directeur spirituel. Au milieu de ses courses et de ses voyages, elle était le point fixe où s’attachait sa vie. C’est par elle qu’il était introduit au sein des domaines philosophiques et poétiques dont il n’avait encore touché que le seuil. En 1807, il la retrouvait parmi les auditeurs de Fichte, quand l’ardent patriote prononçait ses admirables Discours à la nation allemande, et les commentaires de Rachel l’aidaient à pénétrer plus avant dans le cœur du philosophe. C’est elle aussi qui lui expliquait le génie universel de Goethe. Elle avait un culte pour Goethe, non pas ce culte à la fois exalté et naïf, non pas ces adorations si gracieuses, si follement enfantines de Bettina, mais une adoration grave, nulle, respectueuse. Elle pensait une des premières ce que M. Henri Heine devait formuler plus tard avec une singularité piquante : « La nature, afin de donner aux Anglais une complète image de leur génie, produisit l’auteur de Macbeth et d’Othello ; mais un jour, voulant se voir elle-même dans un miroir, elle créa