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Goethe. » C’était le prêtre de la nature qu’elle vénérait dans le poète de Faust.

M. Varnhagen était devenu ainsi peu à peu l’élève le plus dévoué de Rachel. « Elle avait alors quatorze ans de plus que moi, écrit-il dans ses Mémoires, et cet obstacle aurait dû nous séparer, s’il n’avait été plus apparent que réel ; mais non, en vérité, je n’étais pas aussi jeune que cette créature d’élite. Oh ! miracle de vie ! par son développement même et ses richesses acquises, elle était entrée en possession d’une jeunesse inaltérable. Elle était jeune, non pas seulement par la force de l’esprit, mais par le cœur, par le sang, par la merveilleuse union de l’âme et du corps. Comment la pensée d’un attachement durable nous eût-elle été interdite ? Vainement maintes barrières semblaient-elles se dresser entre elle et moi ; ni les années que j’ai passées dans les camps, ni mes voyages continuels, ni mes dissipations au sein du monde, ni les entraînemens de l’ambition, ni les malentendus même auxquels donnaient lieu parfois des absences si longtemps prolongées, rien enfin ne put dénouer les liens qui m’attachaient à Rachel, rien ne put ébranler en moi la conviction que tout le bonheur de ma vie était là. Enfin, après la conclusion des grandes affaires qui tenaient le monde en suspens, après la victoire et la délivrance de la patrie, dès que ma liberté me fut rendue, je quittai Paris, je me rendis en Bohème où m’attendait mon amie bien-aimée, je passai auprès d’elle l’été le plus heureux et le plus beau, et bientôt, à Berlin, le 27 septembre 1814, j’enchaînai pour toujours mon existence à la sienne. »

Ce mariage n’est pas un épisode indifférent. Uni à cette femme ingénieuse, qui était comme le centre de la société philosophique dans l’Allemagne du nord, M. Varnhagen vit s’agrandir de plus en plus son rôle de médiateur entre le monde et les lettres. C’est là décidément l’originalité de sa carrière. Pendant plusieurs années encore, à Vienne, à Bade, à Bruxelles, partout où les événemens rassemblent l’élite de la société européenne, M. Varnhagen s’initie avec joie à la pratique des hommes et des choses de son temps. Connaissez-vous ce moraliste ingénieux, ce critique subtil et pénétrant, qui ne peut se lasser d’étudier l’humanité dans ses manifestations les plus diverses ? Il va de la grande dame du XVIIe siècle à l’artiste du XIXe ; il va du poète au savant, du soldat au romancier, et les portraits qu’il trace comme en se jouant sont toujours pleins de fraîcheur et de vie, tant il y a sous ces études multiples une constante et féconde inspiration, le sentiment de la vérité humaine. Tel est M. Varnhagen d’Ense ; ce que d’autres font la plume à la main, il le fait au sein même du monde ; il étudie l’humanité dans ses représentans les plus variés et les plus dignes. Voyez-le à Paris, aux premiers mois de la