Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 6.djvu/1252

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fascinés par son éloquence et son audace. Théodore procède avec lenteur à son œuvre ; il emploie plusieurs années à s’assurer des alliances, à ramasser de l’argent et des troupes. Deux hommes d’une rare intrépidité, — le prince hongrois Ragoczi, qui avait été sur le point d’arracher son pays à l’Autriche, et un célèbre aventurier français, le comte de Bonneval, qui, sous le nom d’Achmet-Pacha, était devenu un personnage puissant auprès du sultan Mahmoud Ier, — associent à l’ambition du baron de Neuhof leurs intérêts particuliers, et tous les trois combinent un plan de campagne à bouleverser l’Europe entière. Ce grand projet échoue, mais bientôt, encouragé en secret par la Porte-Ottomane et ouvertement soutenu par le bey de Tunis, Théodore aborde dans l’île le 13 mai 1736 au moment même où la détresse des Corses devait le faire apparaître aux yeux de tous comme un libérateur impatiemment attendu. Il est salué du titre de roi. -Vive Théodore Ier, roi de Corse et de Capraja ! s’écrient des milliers de voix enthousiastes. On lui met au front une couronne de feuillage ; les plus illustres chefs de la Corse le portent sur leurs épaules, et, accompagné d’une escorte de vingt-cinq mille hommes, il parcourt triomphalement le pays. La royauté de l’île lui est donnée à titre héréditaire. Un conseil de vingt-quatre membres décidera avec lui des affaires de l’état, et un comité de trois membres, choisis dans le conseil, résidera constamment à la cour. Aussitôt le nouveau monarque crée son gouvernement avec une vigoureuse célérité ; un avocat influent, nommé Costa, est le chancelier du royaume, Giacinto Paoli est trésorier général, Giafferi commande les forces militaires. Les factions sont réprimées ; deux chefs de partis sont jugés et pendus. Une milice nationale s’organise ; partout se communique l’ardente activité du chef. Cependant les Génois occupent encore une partie considérable de l’île ; maîtres de Bastia, ils déclarent Théodore usurpateur et traître et mettent sa tête à prix, la division ne tarde pas à éclater parmi les siens. La rigueur nécessaire de son administration lui aliène insensiblement les esprits, et bientôt le libérateur n’est plus qu’un despote. Le peuple le soutient encore, mais les patriciens n’en veulent plus, et Théodore est obligé de quitter le pays. Un gouvernement provisoire, composé de principaux nobles, s’installe le 10 novembre 1736. le lendemain, dans cette même ville d’Aleria, où il avait débarqué six mois auparavant au milieu des acclamations de la foule, le roi Théodore monte à bord d’une tartane provençale, accompagné du chancelier Costa et de son fils., de deux pages, de quelques amis, et fait voile pour Livourne. Jusqu’au dernier moment, les gens du peuple se pressaient autour de lui, baisaient ses habits en pleurant, et lui faisaient promettre qu’il reviendrait bientôt.

Théodore voulut revenir en effet ; pendant plus de dix ans, il