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la Tartarie, et qui, associé pour cette tâche à des hommes violens et hautains, traverse en chantant de gracieuses strophes les plus sombres et les plus dramatiques péripéties, — tel est Paul Flemming. Voyez aussi l’élégant baron de Canitz et le Courlandais Jean de Besser, tous les deux poètes et hommes d’état, natures bien allemandes et cependant façonnées à la culture française, rappelant en maints endroits les diplomates lettrés de Louis XIV, les Guilleragues, les Seignelay, les Pomponne, tous ces esprits d’élite à qui Boileau dédiait ses vers et qui goûtaient si bien Racine.

Ces trois portraits, animés du plus vif sentiment du passé, furent une révélation. Goethe, dès le premier volume des Monumens biographiques, avait salué l’auteur d’un éloge enthousiaste. « J’ai lu, écrivait-il alors, j’ai lu cet excellent travail avec un plaisir infini. Il rappelle la manière de Plutarque, il rappelle cet art ingénieux de confronter des existences analogues, à cette différence près que les trois personnages mis en scène ici ont plus de rapports entre eux. Le comte de Lippe, le comte de Schulembourg, ainsi que le baron de Neuhof, sont les variations d’un thème unique. Entre le XVe et le XVIe siècle, ils eussent été des condottieri : entre le XVIIe et le XVIIIe, leur conduite est plus douce, plus morale, et l’égoïsme même y prend un caractère plus noble. » Mais ce fut le quatrième volume surtout, le volume consacré aux poètes, qui fit une impression extraordinaire sur le glorieux écrivain de Weimar ; il prit la plume aussitôt pour confier au public les émotions et les enseignemens lumineux qu’il devait à cette lecture. Ces trois poètes du XVIIe siècle, c’étaient ceux précisément qu’on lui proposait, dans sa première éducation, comme les maîtres par excellence ; leurs strophes, expression d’un siècle tout différent du sien, lui avaient été dès sa jeunesse profondément antipathiques, et plus on lui vantait ces écrivains comme des modèles, plus il voyait en eux les geôliers de son imagination. « Aujourd’hui encore, s’écrie-t-il, quand je lis ces biographies, je vois se dresser devant moi ces fantômes du passé, et je sens de quel poids ils pesaient alors sur mon esprit. » Goethe, novateur et révolutionnaire poétique à ses débuts, aspirait alors à cet éclectisme supérieur qui veut tout comprendre et tout s’assimiler. Il sent que des œuvres comme ces biographies de M. Varnhagen lui viennent en aide pour accomplir sa tâche. « Combien une telle critique, dit-il encore, m’eût été salutaire aux heures de ma jeunesse ! » Ce qui le frappe ici, en un mot, c’est surtout cette inspiration sereine si conforme à son propre génie, la force calme de la pensée, l’intelligence lucide et victorieuse, l’intelligence qui se possède et qui possède les choses. Ainsi s’explique ce cordial remerciement qui jette un jour si vif sur l’esprit de Goethe et qui est un beau titre pour M. Varnhagen : « Tout le