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biographie du général Bulow de Dennewitz. On sait quelle part le général Bulow a prise aux guerres de la Prusse contre la république et l’empire ; on sait qu’il fut un des lieutenans de Blücger ; et quand les Prussiens nous prirent de flanc à Waterloo et décidèrent le sort de la bataille, c’est sous son commandement, — ce triste souvenir n’est pas effacé, — que les premières colonnes débouchèrent dans la plaine. Quelle différence toutefois entre les fureurs démoniaques de Blücher, si bien décrites par l’auteur, et la généreuse humanité de Bulow ! C’est là un de ces héros qui plaisent au patriotisme de M. Varnhagen sans blesser ses sympathies pour la France. On ne sent dans ce beau récit aucune trace des défaillances de l’âge ; l’habile biographe a toujours la même ardeur au travail, la même netteté de pensée et de style. Ce n’est pas là pourtant, osons-le dire, ce que nous attendions de lui après un long silence ; si nous avons fidèlement reproduit cette curieuse destinée d’écrivain, il est évident que M. Varnhagen d’Ense a de plus précieux souvenirs à commenter. Il y a deux parties distinctes dans l’œuvre qu’il a commencée et qu’il lui reste à poursuivre : ici les guerres nationales de 1812 à 1815, là tout le mouvement littéraire et moral des cinquante premières années de notre siècle. Sur les luttes patriotiques de l’Allemagne, l’historien de Blücher, de Tettenborn, de Bulow, et de tant d’autres généraux et maréchaux prussiens, a certainement payé sa dette ; qu’il abandonne cette matière épuisée, qu’il revienne aux choses de l’esprit, qu’il ranime par ses tableaux cette noble société intellectuelle où l’Allemagne et la France, quoique divisées par la politique et la guerre, contractaient de si précieux échanges. Pourquoi retracer éternellement une lutte qu’il faudrait plutôt ensevelir dans l’oubli ? L’esprit si libéral et si droit de M. Varnhagen ne comprend-il pas que sa fidélité à de tels souvenirs a cessé d’être opportune ? Ce n’est pas l’heure assurément de raconter les divisions de l’Europe occidentale ; ce n’est pas aujourd’hui qu’il faut rappeler à l’Allemagne ses luttes avec la France. Nous avons des traditions meilleures, et il vous appartiendrait de les faire aimer. N’est-il pas vrai que l’union des races germanique et romane a été resserrée au commencement de ce siècle par l’échange des littératures ? N’est-il pas manifeste qu’il y a eu d’un peuple à l’autre, malgré tant de causes de haine, une influence réciproque produite par les idées et les mœurs ? Montrez-nous ce généreux travail, vous qui y avez pris une part si efficace ; poursuivez l’éducation de votre pays, dites-lui quels liens l’attachent à nous, délivrez-le du fantôme de 1813, et signalez-lui au contraire l’ennemi réel, grandi dans les steppes du Nord, et qui déjà le presse et l’enveloppe ; telle est la conclusion nécessaire de votre œuvre.


SAINT-RENÉ TAILLANDIER.