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Et, prenant d’elle-même le bras de son compagnon, elle lui dit presque avec gaieté : — Regardez bien devant vous au moins, car si vous tombiez cette fois, vous ne tomberiez pas seul.

Antoine s’aperçut qu’elle éprouvait quelque difficulté à marcher. — Ce n’est rien, dit-elle. — Comme il insistait, elle lui avoua que ses pieds avaient été un peu meurtris par les racines des ronces lorsqu’elle avait voulu le retenir. L’étoffe légère de sa bottine avait été déchirée. — Mon père va dire que je ne suis pas soigneuse : un châle perdu et une chaussure neuve déjà dans cet état!... Je me relèverai cette nuit pour raccommoder cet accroc.


VI. — L’EMIGRANTE.

Hélène et Antoine eurent bientôt atteint le groupe des chanteurs qui s’étaient arrêtés sur la plate-forme où s’élèvent les phares. C’étaient des émigrans allemands qui attendaient le prochain départ pour l’Amérique. On les rencontre ainsi par bandes dans les rues et les environs du Havre, où quelquefois même les hôtels et les auberges ne suffisent pas pour les loger. Ils campent alors sur les places et sur les quais avec tout leur pauvre ménage, leur seule fortune quelquefois, car beaucoup, le passage payé, ne débarquent pour toute pacotille sur la terre étrangère que leur courage et leurs bras.

Ceux qu’avaient rencontrés Antoine et Hélène venaient peut-être faire leur dernière promenade sur le continent, dont le premier navire en partance allait les éloigner. Avec ce merveilleux instinct harmonique qui fait des Allemands les premiers musiciens du monde, ils répétaient ces chants, naïfs échos de l’inspiration populaire destinés à devenir, au-delà des mers où ils les emportaient avec eux, le Super flumina Babylonis de la Germanie. Hélène et Antoine se sentaient pénétrés par ces chants merveilleux, empreints de cette poésie mélancolique que donne le regret; mais cette influence ne les distrayait pas de leurs sensations communes, elle s’y mêlait pour leur donner un nouveau charme : c’était une poésie ajoutée à une autre. Comme ils écoutaient avec le recueillement que l’art impose même aux plus indifférens, quand il se manifeste par une belle chose, ils entendirent une voix qui s’écriait : — Parbleu! j’étais bien sûr qu’ils étaient à entendre la musique. — C’étaient M. Bridoux et Jacques.

— Il y a longtemps que vous êtes là ? demanda le premier.

— Mais, reprit vivement Hélène, tu le savais bien, puisque je t’ai crié que nous allions entendre les chanteurs.

— C’était de bien loin alors, répondit naïvement M. Bridoux, car je n’ai rien entendu.

— Quand tu causes, lui dit sa fille avec gaieté, tu sais bien que tu n’entends guère que toi.