Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 6.djvu/136

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Et, par un regard rapide adressé à Jacques, elle avait l’air de lui dire : N’est-ce pas, qu’il vous en a conté long ?

— Il n’est pas étonnant que nous n’ayons pas entendu la voix de mademoiselle, répondit Jacques, croyant deviner une sollicitation d’affirmation dans les yeux d’Antoine; le bruit de la mer nous en aura empêchés.

— Mais qu’as-tu fait de ton châle ? demanda tout à coup M. Bridoux, voyant les épaules de sa fille découvertes..

Antoine sentit sa compagne, qui n’avait pas quitté son bras, faire un mouvement.

— Ah! mon châle, fit Hélène; à l’heure qu’il est, il s’en va peut-être en Amérique, comme y vont aller ces pauvres gens que nous écoutons chanter. Quand nous avons entendu leurs voix, monsieur et moi, dit Hélène en montrant Antoine, nous nous sommes mis à courir; ce gros vent s’est engouffré dans mon châle, je l’ai senti quitter mes épaules; j’ai voulu courir après... Hélène s’arrêta un instant; elle venait d’apercevoir son père, qui avait l’œil fixé sur la main d’Antoine, enveloppée d’un mouchoir blanc taché de quelques gouttes de sang. — Votre main vous fait-elle souffrir ? demanda tout à coup la jeune fille à son compagnon, et, sans lui donner le temps de répondre, elle ajouta en s’adressant de nouveau à son père : — Monsieur a couru avec moi pour rattraper mon châle, et comme la nuit était noire en ce moment, il a fait un faux pas, et est tombé la main sur un tesson qui l’a écorché un peu. Pendant ce temps, le châle s’en allait probablement vers la mer, où le vent le poussait. Ah ! il était si léger!

Hélène achevait à peine cette explication, donnée avec un accent de tranquillité qui révoquait toute espèce de doute, lorsqu’elle lut dans la physionomie de son père que celui-ci, à la contrariété que lui causait la perte du châle, joignait une inquiétude nouvelle dont la robe d’Hélène paraissait être l’objet. En effet, chose qu’elle n’avait pas remarquée, une partie de l’ourlet du bas avait été déchirée par les ronces. Hélène prévit une interrogation dans les yeux de son père; elle abaissa la main vers la robe endommagée, et, prenant un petit air confus, elle ajouta aussitôt : — Tu vois, un malheur n’arrive jamais seul; en courant après mon châle, j’ai déchiré ma robe. Ah ! je t’avais bien prévenu que l’étoffe était mauvaise, ajouta-t-elle avec vivacité.

M. Bridoux ne conçut aucun soupçon sur la véracité des explicalions fournies par sa fille; seulement il calculait le dommage, et s’étonnait peut-être que sa fille, qui avait dû faire le même calcul, prit si gaiement son parti d’une perte réelle. Voulant faire diversion à la contrariété qu’elle voyait dans son silence et dans sa figure,