Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 6.djvu/151

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« Là-dessus, un jeune homme qui passait répondit en souriant : — Les jaunes oranges, quand elles seront mûres, je les mangerai. La prairie, quand elle aura achevé de fleurir, je la faucherai. Le blanc froment, je le moissonnerai. Du raisin vermeil, j’extrairai le suc généreux pour le boire en compagnie des braves. Quant à toi, jeune fille, lorsque tu seras en âge, je t’épouserai, tu seras mienne. — Il n’y a donc pas dans l’univers de plus belle fleur qu’un jeune homme non marié. »


Le paysan slave connaît toutes les familles de plantes et d’oiseaux de son pays; il a des noms pour un nombre étonnant d’étoiles; il s’en forme un cadran pour chaque saison, pour chaque mois de l’année. A quelque moment de la nuit que vous lui demandiez l’heure, il regarde au ciel et vous répond sans se tromper. Le Cosaque a dans son œil une boussole naturelle : envoyé dans une province lointaine où il n’est jamais allé, il ira droit comme une flèche, et arrivera à jour dit à sa destination. L’izvostchik moscovite[1], égaré dans la steppe au milieu d’un tourbillon de neige ou de sable fin, attend que l’orage passe; puis, lors même que toute trace de chemin a disparu sous les ravages du vent, il parvient à s’orienter et continue sa route à travers le désert. Cette union intime du Slave avec la nature lui donne une grande facilité à croire, sinon aux saints, du moins aux prodiges. Dans aucun pays, les pèlerinages aux madones miraculeuses ne se font sur une échelle aussi grandiose que parmi les Slaves. Les premiers polonais croyaient que la sainte Vierge (la Bogarodzica) marchait à leur tête dans les combats; de même les Russes modernes ont vu plus d’une fois leur apparaître, au milieu de la fumée du canon, le fantôme vénéré de saint Serge. Il n’en faut pas conclure que le monde surnaturel joue un grand rôle dans la poésie du gouslo. On a beau remonter par l’étude jusqu’aux origines mêmes de cette poésie de race, on ne saurait lui trouver, comme à la poésie des Hindous, des Scandinaves et des Grecs, un caractère sacerdotal. Étrangère à toute espèce de mysticisme, elle demeure constamment ou politique ou domestique. Toute nation slavone chante ses héros, sa gloire et ses malheurs terrestres; mais le monde invisible la préoccupe peu. La religion des premiers Slaves se bornait à des sacrifices sur les tertres ou kourgans funéraires des chefs morts pour la patrie; leur paradis ne s’élevait pas au-dessus des nuages des Karpathes; c’est là que les mânes des ancêtres planaient, en rapport constant avec leur postérité. C’est là encore aujourd’hui que sont errantes les ombres du kralievitj[2] Marko, de Skanderbeg, de l’ermite Sava, du pieux Lazare de Kossovo. En Russie, Vladimir et Olga sont devenus les génies de la steppe; saint Alexandre Nevski vit couché dans sa châsse de

  1. Izvostchik, espèce de postillon.
  2. Fils de krals.