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Il se retire et disparaît dans la foule consternée. Chacun gémit sur le sort de la belle Ikonia. Quant à elle, retirée dans sa chambre, elle fond en larmes. « pourquoi ne suis-je pas restée près de mon métier à broder, dans les modestes occupations de mon sexe ? J’ai voulu faire l’amazone, et, à l’exemple de nos héroïnes d’autrefois, gagner un époux par une lutte virile, et voilà comment j’en suis punie ! Mais ce vieil insensé qui, déjà un pied dans la tombe, prétend épouser une jeune fille, ne doit-il pas être puni à son tour ? Eh bien! je me charge du châtiment que nous méritons tous les deux. Je l’empoisonnerai en même temps que moi-même. Puisque c’est sa folie qui me chasse de ce monde, qu’il le quitte aussi lui, c’est justice! » Pleine de cette sombre pensée, elle part comme un éclair, s’en va sur la verte montagne, y cherche sous les pierres grises des serpens vénéneux, en extrait le poison et le rapporte chez elle, où elle le mêle au meilleur vin hongrois; puis elle attend son fiancé.


« Les préparatifs de la noce sont splendides. Enfin arrive le prétendu. Il s’est paré comme un paon, il a rogné sa longue barbe blanche, il a pommadé ses rudes moustaches, et il sourit, le centenaire, comme un jeune iuhak (cavalier) aux convives. La pauvre Ikonia arrive, elle aussi. Toute la salle resplendit de sa beauté. Sa robe de soie, tissue de fils d’argent, brille sous son voile de pourpre, comme la neige des Karpathes sous les feux roses de l’aurore. Tous les convives s’asseoient suivant leur rang, et en face d’Ikonia s’asseoit son vieux fiancé, qui, rayonnant de joie, lui répète encore : « Souviens-toi bien, ma beauté sans pareille, qu’autant tu me regardes aujourd’hui de travers, autant tu seras demain heureuse de m’embrasser, ayant reconnu dans mon âme l’âme qui sur la terre ressemble le plus à la tienne. » Mais, tout entière à sa douleur, la belle Ikonia ne peut plus rien comprendre. Elle présente sur un plat d’or à son fiancé les deux coupes qu’elle a préparées, et lui dit : « Prends l’une d’elles, et bois-la en mon honneur, pendant que je boirai l’autre à ta santé. — Je saurais, répond le vieillard, que c’est du vin empoisonné, je le boirais encore, puisque ta main me l’offre ! » Et il vide la coupe sans en laisser une goutte. Ikonia le regarde en versant d’amères larmes, et prenant lentement la seconde coupe, elle la vide à son tour. Cependant le centenaire, qui voit de brûlantes larmes couler sur les joues de sa fiancée, s’attendrit. Il ne veut pas pousser son jeu plus loin, et jetant sa perruque, sa fausse barbe, son vieux masque ridé et son manteau bulgare, il se montre ce qu’il est réellement, un jeune homme de trente ans, le plus beau des héros de l’empire serbe et le propre frère d’Ikonia, Radovan. À cette vue, l’infortunée jeune fille reste froide comme un marbre. En vain son frère la serre dans ses bras, en vain elle fixe sur lui un regard pétrifié qui semble redemander la vie. Le poison subtil la glace : elle tombe morte sous les mille baisers de son frère, qui se sent bientôt chanceler lui-même. « Je te rejoins sans regret, ma sœur chérie, dans un tombeau commun. Dieu ne veut plus que nous soyons séparés! » Et il rend le dernier soupir dans le sein de son vieux père, qui sent, lui aussi, ses yeux se fermer peu à peu. Le lendemain, les nombreux seigneurs invités pour la noce rendirent à la terre trois