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cadavres illustres, et se dispersèrent en silence. Depuis lors jusqu’à présent, le château de Berdnik est resté abandonné. Il domine toujours de ses sombres ruines les riantes plaines de Syrmie et le blanc monastère de Ravanitsa; mais les vilas des nuages y viennent souvent la nuit cueillir les nouvelles fleurs sorties des graines autrefois semées par Ikonia, et que le vent des ruines ressème chaque automne aux lieux où elle revit son frère. Puis, entrelaçant ces fleurs dans leurs cheveux d’azur, ces muses de notre patrie dansent leur kolo aérien sous les rayons de la lune amie des morts. »


Il y a plus d’un enseignement à tirer de cette ballade. D’abord il est clair que Subbotitj a voulu donner ici à ses belles compatriotes une leçon de morale spiritualiste. Ensuite l’œuvre entière se présente comme un perpétuel hommage à la pureté des mœurs de famille. Rien de plus conforme que tout ceci à la philosophie du gouslo. Aussi la longue ballade de Subbotitj ne se distingue-t-elle des vraies rapsodies populaires que par l’élégance des formes et la pureté classique du style. Voilà, suivant nous, comment la gouslé doit fournir aux poètes slaves les mieux inspirés le motif, le granit brut, d’où ils sauront tirer par l’abstraction idéale des monumens immortels.

Avec ces rapsodies purement épiques contrastent chez les poètes serbes les fragmens tragiques, les sombres rêves d’un patriotisme opprimé, les cris brefs des passions violemment refoulées, les dithyrambes ardens et les élégies, comme celle que Stanko-Vraz appelle la Tombe du Traître (Grob Izdaïice), où se reflète avec énergie l’horreur des Croates pour ceux d’entre leurs frères qui, en se vendant au germanisme, vendent, suivant eux, leur âme au démon.


« Quelle est cette tombe maudite, que garde un noir corbeau aux croassemens perpétuels ? Oiseau de mauvais augure, pourquoi ne quittes-tu pas cette tombe solitaire ? — J’y reste pour troubler le repos d’un renégat. Hé! capitaine, les planches de ton cercueil sont-elles lourdes ? Regrettes-tu ta maîtresse, ton sabre, ou ton beau cheval de combat ? — Du fond de la terre, une voix gémissante répond au lugubre corbeau : Hélas! je ne regrette ni ma jeune maîtresse, ni ma bonne épée, ni mon cheval de guerre. Ce qui m’accable, c’est la malédiction dont les miens me poursuivent, c’est la discorde que ma trahison a semée parmi eux, et qui arme maintenant frères contre frères. Mon supplice, c’est de penser que pour un peu de gloire j’ai vendu ma patrie aux maîtres étrangers. Ce qui me ronge, c’est que j’ai préféré à l’amour des miens quelques vaines décorations attachées sur ma poitrine par les généraux oppresseurs de ma race. Ces croix maudites sont maintenant ce qui m’écrase. Cette auréole d’un jour est le feu infernal qui me consume, et qui force mon âme, chassée de partout, à revenir chaque nuit ici, pour t;âcher de rentrer dans mes os et d’y trouver un peu de repos... Oh! ne se trouve-ra-t-il pas une main compatissante qui déterre mon cadavre, qui le livre aux oiseaux de proie, et qui efface tout vestige de ma tombe, pour qu’il n’y ait plus trace de moi sur la terre! — Ainsi se lamente l’âme du traître, mais nulle oreille ne l’entend ; seuls, les corbeaux croassans le comprennent et l’insultent... que Dieu ait pitié d’elle et mette fin à ses tourmens! »