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corbeau : — Où dînerons-nous aujourd’hui ? — Là-bas, j’ai vu gisant le corps d’un héros assassiné. — Par qui, et pourquoi a-t-il péri ? — Trois êtres seuls le savent : son faucon, qui s’est envolé dans les bois; sa jument noire, sur laquelle son ennemi est monté, et sa jeune femme, qui paraît attendre celui qu’elle aime, non l’assassiné, mais le vivant. » Rien de moins digne d’un gouslar assurément que le rire cruel qui termine cette boutade poétique.

Pouchkine se doutait d’ailleurs si peu des trésors d’idéal enfouis dans la poésie populaire russe, qu’il intitule Chant serbe une de ses rêveries qui semble le résumé littéral de la piesna : Na litovskom rubéjïe (à la Frontière lithuanienne), du recueil de Kircha. C’est un coursier qui, sentant sa mort et celle de son maître approcher, baisse la tête à la veille d’une bataille, et laisse tomber sur l’herbe ses longs crins, sans pouvoir ni boire ni manger. Questionné par son cavalier sur la cause de ses chagrins, il répond exactement comme le cheval du jeune boïar moscovite dans Kircha, et c’est là ce que Pouchkine appelle un chant serbe.

Pour les héritiers de ce Goethe moscovite, la scène change d’aspect. Lermontof est encore un byronien, c’est un admirateur de Satan et de ses triomphes; il célèbre les héros de l’époque, et divinise l’enfer avec autant de passion qu’aucun autre romancier actuel; mais on sent qu’en lui la verve du satanisme expire. Il est dompté à son insu par une force mystérieuse dont il n’a pas lui-même le secret. Malgré son orgueilleux dédain pour la poésie primitive, il est forcé de l’admirer, et d’un ton moitié goguenard, moitié impie, il tâche de s’en inspirer, comme on le voit dans sa longue piesna sur le tsar Ivan Vasilïevitch son jeune garde du corps et l’audacieux gost Kalachnikov.


« A toi, terrible tsar Ivan Vasilïevitch, à ton bien-aimé garde du corps et au hardi marchand Kalachnikov, je dédie cette chanson! Nous l’avons composée sur un mode étrange, nous l’avons chantée à l’unisson de la gouslé. En l’écoutant, le peuple orthodoxe s’est réjoui; le boïar Matthieu nous a présenté une coupe pleine de med mousseux; sa noble et blanche épouse nous a fait asseoir à sa table, et a mis devant nous, sur un plat d’argent, une serviette ourlée de soie, et l’on nous a régalée trois jours et trois nuits, et l’on ne se lassait pas d’écouter notre chanson.

« Le soleil se cache dans les cieux, et les nuages d’azur ne peuvent plus l’adorer, car sur la terre est assis dans son palais du Kremle[1], couronné d’un diadème éblouissant, le redoutable Ivan Vasilïevitch; ses écuyers tranchans sont debout derrière lui; à ses côtés sont ses gardes du corps, et devant lui se tiennent les boïars et les kniazes. Le banquet est animé : le tsar boit à la gloire de Dieu, à sa propre gloire et à la satisfaction de son bon plaisir; puis, prenant son puisoir doré rempli du meilleur vin d’outre-mer, il le fait

  1. Le Kremlin.