Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 6.djvu/167

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Chez les Illyro-Serbes, on le voit, le gouslo s’est combiné sans peine avec la poésie écrite. Il a trouvé dans Subbotitj, dans Stanko-Vraz et dans Ostrojinski des interprètes fidèles qui ont su opérer cette délicate alliance sans trop altérer les motifs populaires. Les trois autres peuples slaves ont-ils été aussi heureux ? C’est ce qu’il faut examiner.


III.

En feuilletant les poètes russes Derjavin, Pouchkine et Lermontof, en leur demandant quels horizons nouveaux, quelles sources ignorées leur a ouverts le gouslo, nous trouverons que chez eux le sentiment de la poésie populaire et d’un idéal national ne commence qu’à poindre ; mais du moins on le voit éclore, et s’il s’épanouit en Russie avec une désespérante lenteur, c’est par suite de bien des causes. D’abord le gouslo russe, au milieu de l’oppression abrutissante des moujiks, est tombé dans un état voisin de la sauvagerie. Les piesnas recueillies par le Cosaque Iakubovitch, plus connu sous le pseudonyme de Kircha Danilov, abondent en traits qui font frémir. Elles sentent le tatare et le mongol. Les chansons de femme témoignent d’un déplorable abaissement moral. Les chants héroïques seuls conservent encore toute l’énergie, sinon toute la pureté primitive. On conçoit que les poètes académiques de Saint-Pétersbourg affectent pour la gouslé un superbe dédain. Jukovski et Batïuchkov, malgré tout leur génie, ne savent que traduire en russe des idées étrangères. Derjavin a sans doute quelque chose de bien plus local; mais il s’inspire surtout des vieux monumens de la littérature sacrée.

Le cosmopolite Pouchkine paraît avoir le premier deviné le gouslo en Russie, mais ce fut pour le refouler, car il sentait que ce génie-là était pour lui un dangereux rival. Il se moque donc beaucoup des ennuyeux rapsodes qu’il assimile aux conteurs asiatiques des Mille et Une Nuits. Pouchkine a composé un assez grand nombre de contes, mais pas une seule véritable piesna. Cependant il prend quelquefois le ton des gouslars, comme dans ses quelques vers intitulés l’Or et le Sabre. « L’or se vantait un jour en disant : Le monde entier est à moi; mais le sabre lui répondit : Tu te trompes, c’est à moi seul que le monde appartient. — Je puis tout acheter ! s’écria l’or. — Et moi, reprit le sabre, je peux tout conquérir par la force. » Ne dirait-on pas une sentence des recueils de Vuk ? Mais, en s’emparant de l’allégorie populaire, Pouchkine y mêle son fiel et cet amer sarcasme byronien qui l’empêchait de comprendre la beauté primitive dans sa grandiose simplicité. Ainsi nous apparaît son allégorie des Deux Corbeaux : « Un corbeau dans son vol crie en passant à un autre