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lui-même une résolution irrévocable : quelle que fût l’origine de la prochaine crise qui surviendrait en Turquie, guerre étrangère, dissensions intestines entre les partis Turcs, ou soulèvement des chrétiens, cette crise serait la dernière, et le malade n’en devait pas réchapper. Cette résolution, l’empereur l’exprimait plus tard dans ses entretiens avec sir Hamilton Seymour par ces déclarations énergiques : « Nous ne pouvons pas ressusciter ce qui est mort; si l’empire turc tombe, il tombera pour ne plus se relever... Le sultan perdrait probablement son trône, et dans ce cas il tomberait pour ne plus se relever. Je désire maintenir son pouvoir; mais s’il le perd, c’est pour toujours. L’empire ottoman est une chose qu’on peut tolérer, mais non pas reconstruire, et je vous jure que je ne souffrirais pas qu’on brûlât une seule amorce pour une pareille cause. » Devant ce langage, lord Clarendon avait bien raison de dire : « Le gouvernement de la reine est convaincu que rien n’est plus propre à précipiter la chute de la Turquie que de prédire sans cesse qu’elle sera prochaine; » et sir Hamilton Seymour avait bien le droit d’observer « qu’il ne pouvait être douteux qu’un souverain qui insistait avec une telle opiniâtreté sur la chute imminente d’un état voisin n’eût arrêté dans son esprit que l’heure était venue, non pas d’attendre sa dissolution, mais de la provoquer. » Prophétiser la fin du malade et en même temps déclarer non-seulement qu’on ne croit pas à son rétablissement, mais qu’on ne le veut pas, n’est-ce pas avouer que l’on a résolu sa mort ? C’est ainsi que la pensée manifestée en 1844 était devenue, au commencement de 1853, un parti pris, et l’exécution de ce parti pris n’attendait plus, les ouvertures de l’empereur Nicolas à l’Angleterre en font foi, qu’une occasion favorable et des complices.

La politique russe a prononcé l’arrêt de mort de l’empire ottoman, voilà le fait qui domine la crise actuelle. Quels sont les motifs qui ont pu amener l’empereur Nicolas à prendre depuis plusieurs années une pareille décision ? C’est un point sur lequel il vaut la peine de s’arrêter un instant, si l’on veut se bien rendre compte des desseins russes.

L’empereur Nicolas a tenu, il y a vingt-cinq ans, la Turquie à sa merci. L’Europe lui avait laissé faire à l’empire ottoman la guerre de 1828 et de 1829. Le gouvernement français de cette époque avait pour l’alliance russe une aveugle et regrettable inclination; en Angleterre, Canning mourant avait bien fait aux projets de la Russie une opposition sourde, mais après sa mort le pouvoir était passé au duc de Wellington, et le duc avait trop conservé le souvenir et la sympathie des alliances de 1814 et de 1815 pour pousser jusqu’à une hostilité déclarée le déplaisir que devait lui inspirer la marche des Russes vers Constantinople; la Prusse, dans cette circonstance, n’avait eu que des complaisances pour le cabinet de