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point nous faire une idée de la puissance matérielle de la Russie en regardant la carte, en supputant le nombre d’hommes qui vivent sur ses immenses territoires, en voyant le gouvernement despotique qui dispose de toutes ces forces; mais cette nation, qu’est-elle, que pense-t-elle, que veut-elle ? quel esprit apportera-t-elle dans la civilisation, si jamais l’ambition politique de son gouvernement parvient à la faire déborder sur l’Europe ? Elle ne nous apprend rien sur elle-même : elle est muette; parmi les grands peuples du monde moderne, c’est le seul qui ne parle point. Rien ne paraît menaçant comme ce silence, surtout après les incomplètes révélations qui, à de rares intervalles, viennent nous ouvrir un faible jour sur la Russie.

Ainsi la guerre actuelle est pour la Russie une guerre religieuse, et bien peu de gens dans l’Europe occidentale connaissent quelque chose de cet esprit religieux qui est l’âme du peuple russe. Ce n’est guère que depuis un an que le public entend parler de l’église orthodoxe, et il ignore le travail qui depuis trente ans surtout amalgame en Russie la nationalité, la politique, la poésie avec la religion. La Russie a été convertie au christianisme par l’église grecque de Constantinople. A la fin du XVIe siècle, un ministre russe, Boris Godunov, qui gouvernait au nom du tsar Fédor, introduisit le patriarcat dans l’église russe. On lisait dans l’acte d’investiture du nouveau patriarcat cette étrange assertion de l’ambition russe naissante, que « la ville de Rome était tombée par l’hérésie d’Apollinarius, qui eut lieu au IVe siècle, et que Constantinople, la nouvelle Rome, étant tombée au pouvoir des Ottomans, Moscou devenait la troisième Rome. » Un siècle après, depuis Pierre le Grand jusqu’à la grande Catherine, le gouvernement russe s’adresse plus à la civilisation qu’à la religion; tandis qu’il emprunte à l’Occident les résultats de ses progrès dans tout ce qui concerne la puissance politique, et qu’il entre de vive force dans le monde politique européen, il affaiblit à l’intérieur l’influence de l’église au profit du pouvoir autocratique. L’invasion française de 1812 arrêta ce mouvement. On dirait que depuis ce moment l’âme de la Russie s’est refoulée vers son passé, comme les armées de Barclay de Tolly et de Kutusof se repliaient devant le conquérant jusqu’au cœur de l’empire. La catastrophe de notre armée en 1812 fut pour les Russes un de ces événemens qui, par l’impression qu’ils produisent sur toutes les classes, donnent à une nation le sentiment et la mesure d’elle-même, et semblent la lancer vers de nouvelles destinées. Le sentiment religieux et le sentiment national s’exaltèrent à la fois et l’un pur l’autre, à la vue du désastre de Napoléon, chez ce peuple à demi civilisé et incapable de discerner les causes humaines de la ruine de l’expédition française. Les poètes, répondant au sentiment national, attribuèrent cette