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victoire au Dieu des Russes et proclamèrent la Russie terre sainte. La politique s’inspira bientôt de cette effervescence du sentiment populaire ; la législation religieuse s’en imprégna. Le Svod ou code russe, terminé en 1822, porte dans les matières religieuses l’impression des événemens de 1812. « Par suite de cette impression, dit M. de Ficquelmont, s’est formée en Russie une école politique qui a cru pouvoir profiter de l’excitation du sentiment de nationalité pour prendre les bases du nouveau code dans les annales de l’histoire de Russie, et pour donner aux esprits une direction religieuse capable de rendre l’église russe aussi grande, aussi indépendante et aussi puissante que l’était devenu l’empire. Selon l’opinion de ces hommes d’état, il ne fallait, pour fermer la porte aux révolutions politiques, que rédiger les lois dans un esprit qui relierait le principe de la nationalité à la religion : comme si substituer une intolérance armée à la place d’un principe de véritable tolérance chrétienne, telle au moins que les mœurs l’avaient déjà faite, n’était pas la plus grande des révolutions morales[1]. > Et en effet cette législation religieuse de 1822, persécutrice dans ses dispositions pénales, condamne les catholiques et les protestans à l’immobilité absolue, et protège, encourage, excite le prosélytisme russe. Cette législation n’est pas nouvelle : elle a été prise dans l’Ulozénie, collection des anciennes lois russes faites dans un temps où la Russie ne comptait pas encore de sujets appartenant à un autre culte que le rit grec. « Ce court exposé de la position intérieure de la Russie, dit M. de Ficquelmont, à qui nous empruntons ces détails, suffira pour faire comprendre comment trente années de l’action continue d’une pareille législation ont pu produire l’état d’exaltation religieuse dont nous voyons les effets. Ce n’est pas une irritation fortuite, suscitée par une excitation individuelle ; elle est pour le peuple russe une situation naturelle, permanente, qui lui est pour ainsi dire incarnée. C’est une force qui est en lui, qui se repose quand il se repose, qui devient expansive quand il s’agite. Ce peuple, puisant dans ses lois le sentiment d’être privilégié entre les nations qui ne sont pas, comme lui, dans les voies de la vérité, se livre avec d’autant plus d’entraînement à ce sentiment, que rien dans sa vie

habituelle ne vient le distraire de cette disposition de son âme. Il vit dans un état d’isolement complet ; il n’est pas entouré d’un mouvement social qui pourrait occuper son esprit ; sa vie est tranquille, simple, monotone, et cependant laborieuse, mais de ce travail qui

se renouvelle toujours sans le faire avancer. Quand la religion devient pour lui une certitude de salut, en même temps qu’elle est un titre d’orgueil, et quand son culte est le seul objet qui soit capable de lui donner de l’émotion, comment cette émotion

  1. Le Côté religieux de la Question d’Orient, p. 72-73.