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ce mélange de dédain affecté et d’irritation calculée qui se fait jour dans ses paroles contre notre pays. C’est la France, à n’en pas douter, qui est l’ennemie universelle, qui travaille à brouiller la Russie et l’Angleterre en Orient, pour arriver à la satisfaction de ses propres vues. Or sait-on quelles sont les vues gigantesques et effrayantes dont l’empereur Nicolas se montre si justement ému à l’heure où tranquillement il procède au partage de l’Orient ? Ce n’est rien moins que la possession de Tunis ! C’est pour aller à Tunis que nous étions prêts à mettre le feu au monde ! Convenons du moins que cette fois la France était modeste dans son ambition. Pour tout dire, peut-être en d’autres momens la Russie eût-elle mis à son alliance un plus haut prix, témoin les ouvertures faites auprès de la France l’été dernier, lorsque l’empereur Nicolas avait échoué avec l’Angleterre. Ces ouvertures, confirmées par le gouvernement français, ont pu, il est vrai, n’être point telles absolument que l’a dit un journal anglais. Ce n’est point à Paris, si nous ne nous trompons, qu’elles ont eu lieu, mais en Allemagne. Dans le fond, il n’est point impossible qu’il ne fût question d’autre chose que de Tunis. Qu’on rapproche de ces ouvertures une publication qui paraissait à cette époque et dont l’origine russe n’était point douteuse, — La vérité sur le différend turco-russe : il s’agissait tout simplement de donner pour base à l’équilibre de l’Europe la création de deux empires, l’un au nord-est, l’autre au sudouest. Sans attacher plus d’importance qu’il ne faut à une telle pubUcation, on peut y voir le symptôme de l’évolution de la politique russe à ce moment précis. Seulement la Russie n’est pas plus arrivée à ses fins avec la France qu’avec l’Angleterre, et cette fois encore Tunis a dû sortir sans dommage d’une si chaude alarme, sans compter ceux qui auraient pu avoir le sort de la possession africaine.

Voilà donc le spectacle offert par le souverain d’un grand état affectant souvent de personnifier en lui le droit conservateur, se montrant en toute occasion gardien jaloux des traités : il prémédite dans le secret des confidences diplomatiques la violation des conventions les plus solennelles ! Il distribue des territoires, dispose des populations et n’a d’autre pensée que de chercher un complice pour supprimer tout à coup un empire ! Mais quoi ! c’est le pouvoir musulman, dit-on, et dès lors tout n’est-il pas permis au nom du christianisme ? On ne songe pas qu’il y a là, à cette place dont on parle, autre chose qu’un pouvoir musulman. Il y a un être moral reconnu, il y a un état, un peuple, un gouvernement avec lequel ou a traité, avec lequel on est lié encore, qu’on regarde comme une des pièces de cette laborieuse, complexe et fragile machine de l’équilibre de l’Europe. Respecter cet état, ce peuple, ce gouvernement, c’est respecter sa propre parole, ses eugagemens, l’intérêt qu’on a placé d’un commun accord dans l’existence indépendante de cet ensemble de choses. Cela ne veut point dire à coup sûr que les puissauces occidentales soient indifférentes au progrès de la civilisation chrétienne en Orient. On en a la preuve aujourd’hui même par le traité qui a été signé le 12 mars à Constantinople, et qui réalise des réformes cousidérables dans la condition des populations chrétiennes. Cela veut dire que le christianisme, tel que l’eutendent les puissances de l’Occident, s’accorde avec le respect des traités, qu’il sait faire la part des circonstances, et qu’il