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ne constitue pas la force intéressée et ambitieuse arbitre du partage des empires. Du reste, qu’on le remarque bien, ce n’est nullement ici une guerre religieuse, ce qui impliquerait que dans cette lutte les puissances de l’Occident sont dans un camp opposé au christianisme. C’est une guerre politique. Pour la Russie elle-même, la religion n’est qu’un instrument d’agrandissement. Cela est si vrai que le gouvernement russe a repoussé et repousse toutes les améliorations qui ne s’accordent point avec son protectorat. Des deux côtés, c’est donc un intérêt politique. Il y a seulement cette différence entre les puissances occidentales et la Russie, c’est que les premières, en maintenant l’intégrité actuelle de l’Orient, travaillent à améliorer l’état des populations chrétiennes pour elles-mêmes, dans l’intérêt de leur présent et de leur avenir, sans ambition propre, et que la Russie prétend tout détruire pour absorber ces populations et étendre directement ou indirectement sa domination. Or imaginez la puissance russe telle qu’elle existe aujourd’hui, s’étendant encore, allant prendre à Constantinople la clé d’une des forteresses de la Méditerranée en même temps qu’elle touche par le nord à la mer Baltique, possédant les bouches du Danube et régnant sur deux ou trois mers intérieures, disciplinant tous les fanatismes et toutes les barbaries, et pouvant aller chercher jusqu’en Asie des forces inconnues pour les jeter sur l’Europe ; — imaginez cet ensemble de faits nouveaux dans l’histoire de la civilisation, et vous saisirez dans sa véritable grandeur la question actuelle. C’est ce qu’un publiciste autrichien, M. E. Warrens, aperçoit bien mieux qu’un homme d’état du même pays, M. de Ficquelmont, qui, dans une brochure récente, — le Côté religieux de la question d’Orient, — se porte un peu l’accusateur de tout le monde sans trop dire ce qu’il eût fallu faire, et pour finir par des vérités d’une évidence trop naïve souvent. Le livre de M. de Ficquelmont, penchant au fond pour la Russie, n’a qu’un malheur, celui de venir après les récentes révélations diplomatiques. Quant à l’idée de l’homme d’état autrichien, que le seul grief de l’Allemagne contre la Russie, c’est l’ensablement des bouches du Danube, on conviendra qu’il serait difficile de réduire à moins ses prétentions et sa politique.

Ce ne sont point seulement les puissantes considérations inhérentes à la question d’Orient qui dictent un autre rôle à l’Allemagne, ce sont aussi les événemens qui se précipitent. L’Allemagne a pu voir quelle place elle occupe dans la pensée de l’empereur Nicolas. L’Autriche, le tsar n’admet pas même un instant qu’elle puisse avoir en Orient une politique indépendante ; la Prusse, il la supprime de fait, et semble la considérer comme n’existant pas. Ce dédain singulier ne serait point peut-être pour l’Allemagne une raison suffisante de prendre une attitude plus décidée, si son intérêt n’était en cause ; mais en réalité entre quels systèmes de conduite l’Allemagne a-t-elle à opter aujourd’hui ? Elle n’a d’autre choix qu’entre une adhésion complète, un concours plus ou moins effectif donné aux puissances occidentales et une neutralité. Or quel sera le sens de cette neutralité ? quelle sera sa portée réelle ? comment sera-t-elle réglée ? C’est là le difficile pour l’Allemagne. Depuis quelques jours déjà c’est l’objet des préoccupations universelles. Des envoyés vont de Vienne à Berlin ; des conventions sont proposées, on n’a pu parvenir encore à s’entendre, à ce qu’il semble. Ce qui apparaît le plus clairement, c’est que l’Autriche est de moins en moins éloignée des puissances occidentales et