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que la Prusse se retranche plus volontiers dans une sorte d’expectative. Pour l’Autriche, le passage du Danube par les Russes, bien qu’accompli loin de ses frontières, est certainement de nature à hâter ses résolutions. Quant à la Prusse, elle semble incliner plus particulièrement vers cette politique de neutralité absolue qu’indique M. de Ficquelmont. Qu’on dise, comme l’homme d’état autrichien, que l’Allemagne est d’une constitution défensive, c’est-à-dire pacifique, soit ; mais cela veut-il dire que l’Allemagne ne doit jamais agir, même pour ce but défensif ? Or quel est le caractère de la guerre actuelle, si ce n’est justement d’être un acte de défense européenne ? n’est-elle point entreprise dans la pensée de maintenir l’équilibre du continent, et mieux encore de sauvegarder l’indépendance de l’Europe ? L’Angleterre et la France n’ont-elles point commencé par abdiquer dans leurs transactions toute pensée d’agrandissement, pour borner leur action à la conquête de la paix, d’une paix naturellement mieux ordonnée et plus sûre que celle qui existait ? Toute la question est donc de savoir, en premier lieu, si aux yeux de l’Allemagne comme de l’Angleterre et de la France, l’intégrité de l’empire ottoman est une des conditions de l’équilibre européen, et ensuite si les prétentions de la politique russe, en portant atteinte à l’indépendance de la Turquie, affectent ou non l’état actuel du continent. Sur ces divers points, il ne saurait y avoir de doutes après les délibérations de la conférence de Vienne, auxquelles la Prusse a pris part. Comment la Prusse pourrait-elle concilier la pensée de maintenir ses résolutions de Vienne avec une neutralité absolue ? Elle ne le pourrait qu’en se retirant des grandes affaires de l’Europe, car à quel titre figurerait-elle dans les conseils du continent, lorsque ses résolutions seraient dépourvues de la sanction souveraine et définitive des actes ? En réalité il n’y a point d’autre issue. C’est là sans nul doute un grave sujet de réflexions pour le roi Frédéric-Guillaume et pour un homme d’état comme M. de Manteuffel. Que la Prusse n’obéisse point à des conseils précipités, rien n’est plus naturel ; mais s’il est une illusion qu’elle devrait écarter loin d’elle, c’est que l’Allemagne n’est point directement intéressée dans la lutte actuelle. Les états allemands, dit-on, peuvent mettre sur pied près d’un million d’hommes pour opposer leurs forces matérielles et leurs forces morales à la Russie dans le cas d’une agression. Qu’on dise ce qu’on voudra : si, par une simple hypothèse, l’Angleterre et la France venaient à succomber, l’Allemagne n’en serait pas moins la vassale de la Russie avec la puissance de sa civilisation, sur laquelle M. de Ficquelmont compte si bien, et les affectations de supériorité et de dédain de l’empereur Nicolas seraient justifiées.

Quelle que soit cependant la détermination des puissances allemandes, il reste toujours dans cette terrible question un élément qui n’est pas moins grave, c’est l’agitation des populations chrétiennes de l’Orient. Il serait difficile, on le conçoit, d’apprécier exactement l’état de ces insurrections. La réalité est qu’elles existent, qu’elles se propagent, qu’elles se communiquent du royaume grec aux provinces turques, et c’est certainement un fait grave de voir jusqu’à des aides-de-camp du roi Othon quitter leurs fonctions pour aller se mêler aux insurgés de l’Épire et de la Thessalie. Quel peut être aujourd’hui pourtant l’espoir de ces populations ? S’il est une chose capable de tempérer leurs illusions, c’est à coup sûr la révélation de la véritable pensée de l’empereur Nicolas à leur égard. Elles peuvent voir qu’elles sont simplement