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l’habitant de Carentan ne voit pendant les trois quarts de l’année le soleil que vers le milieu du jour : l’insalubrité dont il est la victime abrège sa vie, mine ses forces corporelles, abaisse sa capacité de travail et affaiblit même, au dire de ses voisins, la dose supérieure d’intelligence dont est pourvue la race normande. « Les paysans des terres basses du Cotentin, disait en 1698 l’intendant de la province, sont pesans, paresseux et fainéans. » Sans examiner si ces reproches seraient aujourd’hui fondés, il est certain que malgré les progrès que de vastes dessèchemens ont fait faire depuis cinquante ans à la santé publique, l’agriculture n’a perfectionné ici aucun de ses procédés.

Un arrêt du conseil prescrivit en 1709 le dessèchement des marais, et plusieurs mesures plus ou moins judicieuses furent prises à cet effet sous les règnes de Louis XV et de Louis XVI. Entre les propositions faites pour faciliter l’écoulement des eaux surabondantes, il en surgit une dont la grandeur frappa vivement les esprits. L’arête du versant des eaux qui descendent, les unes à l’est, les autres à l’ouest de la presqu’île, court en arrière du bassin des marais à moins de deux lieues de la côte occidentale. Vis-à-vis Port-Bail, elle en est à peine à 4 kilomètres. De la crête de la colline où la ligne de partage coupe la route de Barneville à La Haye-du-Puits, on voit à ses pieds d’un côté les terres d’alluvion de Port-Bail, de l’autre les marais de la Sensurière, affluent de la Douve, et l’on peut sans grand effort d’imagination se figurer le temps où, les dépôts n’étant pas formés, les eaux de la mer venaient baigner les deux pentes de cet isthme étroit. De cette observation à la pensée de couper l’isthme, et de creuser du havre de Port-Bail aux Vays un canal maritime de 50 kilomètres de longueur, le pas est si facile à franchir, que personne n’a jamais réclamé l’honneur de l’avoir aperçu le premier. Que ce projet soit matériellement exécutable, il n’est pas permis d’en douter : vingt tranchées plus profondes que celle qu’il s’agirait d’ouvrir ici ont déjà frayé le passage de nos grands chemins de fer. Le prestige qui s’attache aux entreprises extraordinaires s’affaiblit souvent à l’aspect de leur produit net. Celle-ci affranchirait, a-t-on dit, la navigation des dangers du passage du Raz-Blanchard et de l’allongement du contour de la presqu’île du Cotentin; mais la navigation est infiniment plus lente et plus dispendieuse sur un canal qu’au large, et les difficultés des deux atterrages de Port-Bail et de Carentan remportent vingt fois sur l’inconvénient de s’élever au nord de Cherbourg. Comme voie maritime, le canal serait désert ou peu s’en faut, et les marais qu’il traverserait peuvent être assainis à moins de frais. Les avantages réels du canal se réduiraient à fournir, dans les courans de flot et de jusant qui s’y formeraient, des moyens d’approfondir le chenal de Carentan et le havre de Port-Bail,