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Dussent les admirateurs de M. Ingres m’accuser de présomption et d’impiété, je crois avoir le droit de poser cette question, et je pousserai la témérité jusqu’à la résoudre négativement

Je pense que l’Apothéose de Napoléon, pour agir puissamment sur l’imagination des spectateurs, devrait nous offrir ses aïeux, ses pairs en génie. Napoléon entre Alexandre et César, entouré de Lycurgue et de Solon, de Charlemagne et de Charles-Quint, serait pour tous les esprits une idée claire, facile à saisir. La grandeur de ces illustres personnages ajouterait à la grandeur du héros transfiguré. Législateur et guerrier, son double génie nous serait révélé par les législateurs et les guerriers qui l’entoureraient. L’hésitation ne serait pas permise en présence d’une œuvre ainsi conçue. Chacun saurait que le peintre n’a pas voulu glorifier la seule puissance de l’épée, le seul génie des batailles, mais bien aussi et dans la même mesure la puissance de la raison, la prévoyance, l’intelligence des besoins publics, l’art de contenir les passions, de réprimer leurs égaremens, en un mot le génie législatif, le génie de la paix. Or la clarté, dans une composition quelconque, ne me semble pas à dédaigner. Ce n’est pas un médiocre avantage pour l’œuvre la plus belle de s’expliquer par elle-même, de révéler pleinement à tous les regards l’idée qui l’a inspirée, de se passer de commentaires : l’évidence de l’intention fait partie de la beauté poétique. Si le spectateur, avant de pénétrer la pensée du poète et du peintre, est obligé de réfléchir longtemps, de s’interroger, l’admiration est encore possible, mais l’émotion est rarement profonde.

Cependant M. Ingres a conçu l’Apothéose de Napoléon tout autrement que l’Apothéose d’Homère. Il n’a pas adopté le parti qui semblait indiqué par la nature du sujet : les applaudissemens qu’il avait recueillis il y a vingt-sept ans ne l’ont pas empêché de tenter une voie nouvelle. Il ne s’est pas préoccupé du double génie de son héros. Les aïeux et les pairs en génie du guerrier législateur n’entrent pour rien dans sa composition. Parmi ses admirateurs les plus fervens, au nombre desquels j’entends bien me compter, un grand nombre lui donne raison, je ne l’ignore pas. On lui sait bon gré d’avoir réduit à sa plus simple expression la donnée de son œuvre. On dit qu’il a bien fait de nous montrer Napoléon couronné par la Renommée, conduit par la Victoire, et de supprimer tout ce qui aurait pu distraire l’attention. J’avoue ne pas comprendre la valeur de cet argument. Malgré ma prédilection constante pour la simplicité, je ne saurais accepter cette apothéose comme suffisamment claire. Lycurgue et Solon, Alexandre et César, Charlemagne et Charles-Quint, ne sont pas à mes yeux des hors-d’œuvre. Ils n’auraient pas distrait l’attention, mais auraient plutôt aidé l’intelligence