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du spectateur à s’élever jusqu’aux régions idéales. Et ce n’était pas un secours à négliger. On aura beau dire, tout ce qui peut nous enlever à la vie réelle et nous frayer le chemin vers la poésie pure est quelque chose de mieux qu’un épisode parasite. C’est pourquoi je n’hésite pas à dire que M. Ingres s’est trompé en simplifiant outre mesure la donnée qu’il avait acceptée.

Ici, je le sens, j’ai l’air de m’exposer de gaieté de cœur au reproche que j’adressais tout à l’heure aux juges passionnés. J’ai l’air de demander à M. Ingres l’expression de l’idée que j’ai conçue, au lieu de m’en tenir à l’intention qu’il a voulu réaliser. Une telle accusation ne me semble pourtant pas difficile à réfuter. Où ai-je pris en effet l’idée que je défends ? cette idée m’appartient-elle ? est-ce bien moi qui ai le droit de la revendiquer comme mienne ? n’est-ce pas dans l’Apothéose d’Homère que je l’ai puisée tout entière ? C’est une des œuvres les plus belles de M. Ingres, sinon la plus belle, qui me sert à juger l’œuvre nouvelle. Je ne méconnais pas les facultés éminentes qui lui assignent un rang si glorieux dans l’école française et dans l’histoire de toutes les écoles; je ne lui demande pas une composition contraire à son génie : c’est à son génie même que je m’adresse pour éclairer mon intelligence. Je ne crois donc pas me rendre coupable d’injustice en contestant la valeur du parti auquel il s’est arrêté. Si j’essayais de discuter son œuvre en la comparant aux maîtres qu’il n’a pas étudiés ou qu’il n’a jamais voulu suivre, si je lui opposais Titien ou Paul Véronèse, on aurait le droit de me récuser comme injuste ou inhabile; mais je n’ai pas commis une pareille faute et j’espère bien ne jamais la commettre. Jusqu’à présent d’ailleurs il n’est pas encore question de peinture, mais seulement de la conception poétique. Je ne veux aborder la forme qu’après avoir épuisé la question de la donnée. Or il me reste à réfuter un singulier genre d’objection, qui ne va pas à moins qu’à déclarer inutiles toutes les études qui ont rempli la vie de M. Ingres.

Si je n’avais pas entendu de mes oreilles l’objection dont je vais parler, je serais disposé à la traiter comme une pure invention» comme un jeu d’esprit; mais je suis bien forcé de me rendre à l’évidence. Il y a parmi nous une classe d’esprits beaucoup trop nombreuse pour qui l’idéal n’existe pas, ou qui du moins le conçoivent d’une façon très incomplète. Pour cette classe d’esprits, Napoléon dépouillé de son costume réel est un caprice bizarre que le bon sens répudie. Les compositions de Raffet sont pour eux le dernier mot de la poésie. En regardant l’Apothéose de Napoléon, ils se rappellent la Revue aux Champs-Elysées, et ne comprennent pas qu’il puisse entrer dans la pensée d’un artiste de nous montrer le vainqueur d’Austerlitz et de Marengo sans redingote et sans chapeau. Je veux