Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 6.djvu/323

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des dons qu’il a reçus, et ne lui demandons pas avec obstination l’exactitude et la pureté des lignes qu’il a peut-être cherchées, mais vers lesquelles son instinct ne le porte pas. Les imaginations vraiment fécondes ne sont pas assez nombreuses pour qu’on leur marchande l’admiration et la sympathie, M. Delacroix est un des inventeurs les plus heureux de notre temps; à ce titre, il occupe dans l’école française une place considérable; essayer de la lui disputer au nom des traditions, dont il connaît toute l’importance, mais qui l’enchaîneraient sans le guider, serait à mes yeux une tentative parfaitement stérile. A quoi bon lui reprocher des erreurs qu’il n’ignore pas ? Il invente, il est heureux d’inventer. Sa vie et sa puissance sont dans son imagination. C’est donc le développement de son imagination qu’il faut discuter, et non pas le côté scientifique de ses œuvres. Tout en maintenant les droits de la théorie, sachons maintenir aussi les privilèges de l’invention. Quand cette faculté précieuse se révèle à nous dans toute sa splendeur, serait-il sage de nous cuirasser contre la joie qu’elle nous donne, et de gourmander la fécondité au nom de la science ? pour ma part, malgré mon respect pour la pureté de la forme, je me laisse aller au charme de l’invention. J’admire et j’aime le Triomphe de la Paix et les épisodes de la vie d’Hercule, tout en reconnaissant que ces œuvres éclatantes pourraient être écrites dans une langue plus précise. Je ne partage pas la colère des esprits chagrins devant un contour inachevé.

D’ailleurs, les défauts qu’on reproche à M. Delacroix sont beaucoup moins sensibles dans un plafond que dans un tableau composé seulement de quelques figures, et dont l’œil peut à loisir interroger toutes les parties. La peinture de décoration lui convient à merveille, c’est là qu’il règne vraiment en maître. Il semble que sa palette s’enrichisse à mesure que l’espace s’agrandit devant lui. Il aime à manier, à pétrir de grandes masses; il ne s’effraie d’aucune difficulté, et trouve sans effort des tons harmonieux pour les plus vastes compositions. Le devoir de la critique est de l’encourager dans cette voie. Le salon de la Paix dessillera, je l’espère, les yeux des juges prévenus; en voyant toutes les ressources de cet esprit ingénieux, les partisans exclusifs de la science consentiront à reconnaître comme légitime la renommée qu’il a conquise par trente ans d’un labeur assidu. Depuis Dante et Virgile jusqu’au salon de la Paix, quelle variété, quelle fécondité! Il ne s’est pas reposé un seul jour. Le travail est pour lui un besoin et une joie. Il a tour à tour abordé les sujets les plus difficiles de l’histoire et de la Bible, et son dernier ouvrage, aussi éclatant, aussi séduisant que les ouvrages de sa jeunesse, révèle une maturité de jugement que lui envieraient les partisans les plus dévoués de la tradition.