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Je n’essaierai pas d’établir une comparaison entre le Triomphe de la Paix et l’Apothéose de Napoléon. Ce serait, à mon avis, un pur exercice de rhéteur. A quoi bon opposer l’un à l’autre deux hommes d’une nature si diverse ? De tels parallèles n’apprennent rien à personne ; pour ma part, je ne crois pas que la critique doive se complaire dans les jeux d’esprit. Ce que j’ai dit de MM. Ingres et Delacroix montre assez clairement le fond de ma pensée. J’aurais beau multiplier les antithèses et faire appel à tous les artifices du langage, je n’arriverais pas à exprimer une idée nouvelle. Il me semble donc plus sage de laisser au lecteur le soin de tirer la conclusion. Si j’ai bien compris le sens et la valeur des deux ouvrages que je viens d’analyser, si j’ai réussi à traduire nettement l’impression que j’en ai reçue, le lecteur n’aura pas de peine à déterminer le rang qui appartient à chacun d’eux, et, si je ne me trompe, il se prononcera comme moi contre l’opportunité de toute comparaison.

Quoi que puissent dire les partisans exclusifs de l’art antique, il y aura toujours en peinture deux grandes écoles dont les principes et les tendances ne pourront se concilier, ou du moins dont les œuvres ne pourront être jugées d’après les mêmes lois. La première voit dans l’expression de la forme le but suprême de l’art, et pour justifier sa prédilection, elle n’a pas besoin de se mettre en quête d’argumens : elle trouve dans le passé d’éloquens plaidoyers qui ont épuisé la question. La seconde, sans dédaigner la forme, dont elle connaît tout le prix, se préoccupe de l’éclat et de l’harmonie des couleurs. Au lieu de chercher l’expression de la forme dans le choix des lignes, elle la cherche dans le choix des tons. Il n’est pas vrai, comme on l’a trop souvent répété, qu’elle considère le dessin comme une des tâches secondaires de la peinture : l’affirmer serait lui prêter une pensée qu’elle n’a jamais conçue, il suffit de jeter les yeux sur les œuvres de Titien et de Paul Véronèse pour comprendre toute l’ineptie d’une telle supposition; mais tout en gardant pour la forme un profond respect, cette école ne cache pas sa prédilection pour la splendeur de la lumière, pour les couleurs vives et variées. Toutes les fois que l’une de ces deux prédilections domine à l’exclusion de l’autre, l’œuvre est nécessairement incomplète. Aussi les artistes vraiment grands n’ont jamais sacrifié la couleur au dessin ou le dessin à la couleur. Cependant, pour rester dans les limites de l’équité, il ne faut pas juger les œuvres d’art d’une manière absolue. C’est pourquoi j’ai tâché d’estimer le salon de la Paix et l’Apothéose de Napoléon en tenant compte des facultés particulières qui caractérisent MM. Ingres et Delacroix,. C’est à mon avis la seule manière de leur rendre justice. Les deux grandes écoles que j’ai tenté de définir ne sont pas dans l’histoire de la peinture de purs accidens, mais une