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effort, ce grand coup de théâtre, il fallait avant tout de la gloire, de la gloire éclatante et surtout immaculée. Jamais il n’eût été possible que le premier consul, aurait-il eu deux fois sa force et son génie, fît chez nous ce qu’il a fait, s’il eût été régicide ou jacobin. Cromwell au contraire a pu tout à la fois détruire et réparer, ébranler et raffermir ; il a pu jouer les deux rôles. C’est une grande faveur sans doute, et bien peu d’hommes ont reçu cette double puissance ; mais à quelle condition lui a-t-elle été donnée ? Il a fallu trouver un peuple assez calme d’esprit, d’un bon sens assez imperturbable, comprenant assez bien ses intérêts pour n’avoir pas d’emblée, de premier mouvement, par horreur instinctive, repoussé le remède qui lui venait de son empoisonneur. C’est surtout à l’honneur de ce peuple qu’il faut citer le double caractère et la double puissance qui tout d’abord nous frappent dans Cromwell.

N’oublions pas non plus que s’il a reçu ces deux forces, il ne lui a pas été donné de s’en servir également. Le révolutionnaire seul a vraiment réussi ; le conservateur a échoué, ou du moins n’a pas fait tout ce qu’il eût voulu faire. Cette nation, assez raisonnable pour s’être soumise à lui, n’avait pas perdu la mémoire ; elle acceptait ses services sans sympathie, sans véritable respect, comme une nécessité transitoire, et résolue à ne pas contracter avec lui une alliance indissoluble. C’est là ce que démêlait Cromwell, c’est là ce qui l’a retenu, au moins autant que l’humeur de son armée, quand il n’a pas osé se faire roi.

Il y a toujours, même en ce monde, et quand on s’en aperçoit le moins, une expiation pour les grands crimes. — Mourir à Whitehall dans le lit de sa victime, sous la pourpre et dans la puissance ! quelle inique faveur ! Où donc est le bras de Dieu ? — On oublie que pendant dix années une secrète angoisse n’a pas quitté cet homme un seul jour, et sur son lit de mort, à ces formidables momens si magnifiquement décrits par M. Guizot, il a beau se réfugier dans un des dogmes de sa foi, s’y enfermer comme dans une citadelle, se dire qu’il a eu la grâce, se faire dire qu’il ne peut plus la perdre : ne sent-on pas qu’il n’en croit rien, que la terreur l’obsède, et que son expiation commence par cela seul qu’il la pressent ? N’a-t-il pas enfin subi un autre genre de supplice, un tourment, moins terrible sans doute, mais qui, sans trêve, sans relâche, torturait son orgueil ?

Ce tourment était la royauté. Nous ne voulons pas dire qu’un si puissant esprit eût la petite et vulgaire tentation d’un titre plus pour peux, d’un peu plus d’or à son manteau ; non, ce n’était pas un titre qu’il voulait, ce n’était même pas un surcroît de puissance. En fait de pompe et de grandeur, il n’avait qu’à souhaiter, il pouvait tout avoir. Il pouvait se faire proclamer roi, là n’était pas l’impossible ;