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les dispositions des étrangers embarqués contre leur gré. Au milieu de la nuit, il se glissa sur le pont sans être vu des officiers, et aborda un Portugais à grosse barbe qui pressait une mince cigarette entre ses lèvres épaisses.

— Toi Espagnol ? lui demanda l’Indien.

Le portugais répondit par une négation accompagnée d’un juron énergique.

— Toi ami ou ennemi de l’Espagnol ? dit encore le cacique.

— Ami comme chien et chat, sauvage, répliqua le Portugais; et qu’est-ce que cela te fait à toi, pampero !

Le cacique s’éloigna sans plus rien dire et alla aborder un Anglais qui mâchait son tabac, le coude appuyé sur le bastingage, l’œil fixé sur la mer. Le matelot aux yeux bleus parut à peine entendre les questions que lui adressait le cacique, et ce fut d’un air tout à fait distrait qu’il répondit à deux ou trois reprises : Hum ! Sans nul doute il comprenait où le sauvage en voulait venir, mais il n’était pas d’humeur à faire des confidences à un Indien, pas même à un cacique. Si cette navigation forcée sous pavillon étranger ne lui plaisait guère, il ne lui paraissait pas prudent de se liguer avec un Indien, et puis le retour en Europe lui offrait plus de chances de revoir sa patrie. Repoussé des deux côtés, le cacique descendit dans la partie dii logement qui lui était destinée et s’entretint à voix basse avec ses compagnons dans une langue que personne ne comprenait autour d’eux. La conférence fut longue et solennelle ; d’ordinaire les sauvages ne parlent que pour délibérer, et dans cette circonstance ils semblaient tous occupés d’une grande idée. Après ce grave entretien, ils s’endormirent comme de pacifiques marins fatigués de leur journée.

Le lendemain, les Puelches firent leur service avec ponctualité; chacun s’étonnait à bord de les voir si alertes, si prompts à manœuvrer. En allant rendre compte au commandant de l’état du vaisseau, l’officier qui s’était emporté la veille contre le cacique ne put s’empêcher de dire : — Je crois que nos sauvages sont domptés, commandant; c’est plaisir de les voir travailler aujourd’hui. Prodigieux effet d’une bourrade et d’une seule nuit passée aux fers!

Les Indiens paraissaient animés d’une énergie inaccoutumée; on eût dit des caïmans qui sortent à la belle saison de la léthargie dans laquelle ils sont restés plongés durant l’hiver. Non-seulement, ils travaillaient à la manœuvre durant le jour, mais la nuit ils demeuraient sur le pont, occupés à une besogne particulière que les officiers n’avaient pas remarquée. Avec leurs couteaux, ils taillaient de longues bandes de cuir qu’ils tordaient en tresses rondes, et à l’extrémité de ces cordes souples et solides, ils attachaient des morceaux