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de fer ou de plomb dérobés par eux dans les batteries. En peu de jours, ils eurent confectionné une douzaine de paires de boules, qu’ils cachèrent avec soin sous de vieux cordages. Quelques matelots les ayant surpris, tandis qu’ils se livraient à ce travail clandestin, le cacique leur dit, sans se déconcerter "et d’un ton de voix parfaitement calme : — Bagatelles pour vendre en Espagne !

Un soir, comme ils avaient achevé ces bagatelles, on appela sur le pont les hommes de service : les Indiens étaient du nombre. La nuit promettait d’être fort sombre et les étoiles brillaient à peine entre les nuages. Poussé par une brise favorable, le bâtiment faisait bonne route. Tous les officiers qui n’étaient pas de quart descendirent à la chambre; il n’en resta qu’un sur le tillac, celui qui se vantait d’avoir dompté les Indiens. Dans la grand’ chambre, il y avait réunion; quelques officiers jouaient aux cartes, d’autres causaient, étendus sur de grands fauteuils. Antonina et don José chantaient un romance, que dame Marta accompagnait avec la guitare. Il y a parfois à bord de ces soirées charmantes qui font oublier les périls de la veille et ceux du lendemain. Le duo venait de finir, et toute l’assemblée applaudissait la voix d’Antonina, quand un cri perçant retentit sur le tillac. La jeune fille terrifiée se jeta entre les bras de sa tante, en répétant : — Les Indiens, les Indiens! A nous, don José!...

C’était bien en effet le cri de guerre des Puelches. Au signal donné par le cacique, ils s’étaient débarrassés des vêtemens qui les gênaient et avaient bondi sur le milieu du pont dans leur nudité sauvage. Au moment où l’officier de service se porta au-devant d’eux, les onze Puelches se ruèrent sur les Espagnols, égorgeant, déchirant à coups de couteaux tous ceux qu’ils rencontraient. Les lourdes boules volaient de toutes parts, heurtant les têtes, arrêtant dans leur fuite les matelots éperdus. Les souples courroies enlaçaient comme des serpens et renversaient en les blessant les hommes les plus robustes. Au milieu de l’équipage surpris et sans défense, personne ne savait au juste ce qui se passait. Frappés de près et de loin par des mains invisibles, les Espagnols ne savaient où trouver des armes; d’ailleurs l’obscurité dérobait à leurs yeux les corps nus des Indiens. Pendant ce temps-là, le cri lugubre retentissait toujours, poussé par les onze poitrines que gon liait la rage du désespoir. La confusion était au comble sur le pont de ce vaisseau, où éclatait comme un coup de foudre une révolte inattendue. Croyant à un complot tramé de concert par les Anglais et les portugais, les officiers se hâtèrent d’éteindre les lumières et de barricader les portes, tandis que les Indiens, mettant à profit les instans de trouble et d’indécision, massacraient sans pitié et avec des clameurs de triomphe tous les Espagnols qu’ils pouvaient reconnaître dans les ténèbres.