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une prochaine revanche : mais la société garde sa physionomie extérieure, et c’est assez pour fournir le cadre traditionnel où se joue en toute liberté la muse comique. Enfin, dans la dernière, la plus hardie, la plus agressive de ces rencontres entre un monde qui s’écroule et un monde qui s’essaie, dans le Mariage de Figaro, ce n’est pas précisément la bourgeoisie qui est mise aux prises avec la noblesse. Beaumarchais, qui voulait faire agréer son héros par les derniers grands seigneurs de Versailles et de Trianon, s’est bien gardé d’en faire un bourgeois; il en a fait un valet, un valet beaucoup plus spirituel que son maître, ce qui était arrivé déjà à plusieurs valets de l’ancienne comédie, et s’est rattaché ainsi à la tradition. Figaro est d’étoffe à devenir un bourgeois vingt-cinq ans plus tard, mais il ne l’est pas encore, et entre ses éblouissantes tirades et la brochure de Sieyès il y a la distance d’une révolution préparée à une révolution accomplie.

Aujourd’hui tout est changé : la noblesse, par cela même qu’elle n’est plus une puissance, mais un souvenir, que tout son prestige se réfugie dans une sorte d’idéal et de lointain, et qu’elle a eu sa part, une part douloureuse et large, dans toutes nos catastrophes, est devenue plus susceptible, plus ombrageuse. Il semble qu’on ne puisse plus toucher à ses travers sans toucher à ses malheurs, et que ce qui était autrefois de la comédie soit devenu de la cruauté. La bourgeoisie, par cela même qu’elle est entrée de plain-pied dans l’égalité civile et politique, doit, comme tous les nouveaux pouvoirs, se montrer jalouse de ses prérogatives, et ne pas aimer qu’on lui rappelle, même pour les railler ou les amoindrir, des distinctions qui n’ont plus de sens officiel et qu’elle ne reconnaît plus. Si un grain d’envie se mêle encore çà et là au sentiment de ses conquêtes, elle ne voudra pas en convenir, car elle y verrait un dernier hommage et comme une revanche posthume en l’honneur de ces supériorités déchues. Quel que soit le tableau qu’on lui présente, elle en ressentira une impression analogue à colle qu’éprouverait un plaideur qui, ayant gagné son procès, croirait le voir recommencer. En somme, que d’obstacles, de récifs, de points délicats, de passages dangereux, pour le poète tenté de profiter de nos transformations sociales en frappant à l’effigie de son siècle cette vieille médaille de la vanité humaine ! Combien on doit féliciter MM. Sandeau et Augier, qui ont su triompher de ces difficultés, esquiver ces périls à force d’esprit, de verve, d’habileté, et aussi, sachons le dire, en déviant un peu de l’idée primitive et originale de leur comédie. Le charme et l’émotion ne se discutent pas, et nous avons été constamment, comme toute la salle, ému et charmé pendant ces trois heures. La réflexion seule peut faire ses réserves après un pareil triomphe, et les sympathies profondes que nous inspirent les auteurs du Gendre de M. Poirier, l’intérêt qui s’attache à chacun de leurs ouvrages, les traits et les scènes d’excellent comique qui abondent dans leur nouvelle pièce, sont pour nous autant de raisons de leur dire avec franchise ce qui nous parait y manquer, non pas pour mieux réussir, — il est probable que le succès eût été moins vif, — mais pour réaliser plus complètement et d’une façon plus frappante la comédie qu’ils avaient conçue.

Au lever du rideau, le marquis Gaston de Prestes fait les honneurs de son hôtel, de son luxe, de son opulence, à son ami le duc Hector de Montmeyran.