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pratiquant l’impertinence comme moyen d’arriver à ses fins. Ce qu’une pareille nature devait aimer en fait d’esprit, on le devine : les gros mots, les équivoques à bout portant, les quolibets grivois, tels étaient en ses loisirs les passe-temps favoris de cette intelligence vouée d’instinct au matérialisme et au mauvais goût. Et d’abord, depuis la prima donna, sa favorite (ainsi que c’est un droit acquis à tout directeur de théâtre qui se respecte), jusqu’aux plus minces choristes et figurantes de son harem, il avait pour habitude de tutoyer tout le monde, et, selon l’usage des gens du commun en Italie, de distribuer autour de lui des sobriquets qu’il empruntait la plupart du temps à la classe des oiseaux. Ainsi l’une s’appelait son merle blanc, l’autre son perroquet noir; celle-ci sa fauvette enrouée, celle-là sa grive ou son coucou. Le côté des femmes composait ce qu’il intitulait sa volière; celui des hommes, sa ménagerie. Je ne m’étendrai pas davantage sur les termes dont il baptisait ses ténors, ses basses et ses barytons, insolente et grotesque facétie qu’il n’épargnait pas même à un pauvre diable d’abbé chargé de lui fournir pour la somme de soixante francs un libretto en trois actes, et qu’il nommait sa zibeline, à cause de l’odeur de musc qui s’exhalait de son habit râpé.

Du reste ce bizarre personnage, qui ne savait pas une note de musique et n’entendait rien à l’art de Terpsichore, possédait un tact merveilleux de toutes les choses de son administration, et ne se trompait que très rarement à l’endroit du goût du public. En relation avec le monde entier, familier avec les ministres et les ambassadeurs, traitant presque de puissance à puissance avec le roi Ferdinand Ier et sa belle maîtresse la duchesse de Floridia, il donnait et retirait des emplois, faisait et défaisait la fortune des gens, secouait, comme Jupiter tonnant, la foudre de ses colères ou le trésor de ses largesses sur un peuple d’adorateurs, et ce n’était point sans raison que les oiseaux de sa volière, aussi bien que les sujets de sa ménagerie, le saluaient du titre de sultan de San-Carlo. — J’aime à me figurer ce glorieux padischah assistant à la représentation de l’opéra nouveau dans sa loge somptueuse et faisant face à la loge du roi, ce Polycrate de nouvelle espèce contemplant Samos subjuguée du haut des remparts de sa citadelle, ou, pour parler un langage moins épique, jugeant des évolutions de sa ménagerie dûment apprivoisée par la vertu de contrats bien en règle. Quand il lui arrivait d’être content, il applaudissait le premier à outrance, et si le parterre se montrait récalcitrant, il tournait le dos au parterre en grommelant quelque gourmade. Le roi lui-même, qu’il traitait de lazzarone couronné, n’était point à l’abri des bourrasques de cet humoriste enragé. « Can di Dio! s’écria Barbaja un soir que sa majesté faisait la sourde oreille aux applaudissemens dont il