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s’efforçait de donner le signal; cet homme-là s’entend à la musique comme mon singe à jouer au lansquenet. Est-ce bien toi, Ferdinand Ier, est-ce bien toi, duchesse de Floridia, qui me peux faire un pareil crève-cœur ? » Aussi prompt il se montrait à encourager d’un vigoureux transport une cavatine vaillamment enlevée par le ténor ou la prima donna, aussi impitoyable le trouvait une fausse note, et comme il était le premier à crier bravo ou brava, de même il était le premier à chuter, puis, le rideau à peine baissé, vous l’auriez vu s’élancer sur la scène, empoigner au collet l’infortuné réfractaire et le traiter de Turc à Maure, embrassant au contraire avec une effusion sublime celle ou celui qui lui paraissait avoir bien mérité. « A la bonne heure, disait-il à David dans un de ses joyeux épanchemens, tu viens de chanter comme un dieu; les femmes sont toutes folles de toi. Fais-toi servir ce soir à souper deux bouteilles de xérès sec, et vide-les à la santé de ton ami Barbaja. »

Dès qu’un chanteur ou qu’une cantatrice avait conquis la faveur du public, ils devenaient les enfans de Barbaja, qui de ce jour les avait à sa table, les promenait dans sa voiture et les hébergeait au besoin dans son palais. S’il leur arrivait quelque accident, si madame avait la migraine, si monsieur venait à prendre un rhume, il accourait soudain, leur prodiguant les soins du plus tendre des pères et vidant jusqu’au fond, pour les divertir, son sac aux anecdotes. C’était là, j’en conviens, le plus beau de son côté moral, car de vertus il n’en avait aucune, mais beaucoup d’aimables petits vices. Appréciateur de la bonne chère et des grands vins, il trouvait qu’après boire, les femmes et le jeu étaient, en dernière analyse, le plus convenable passe-temps d’un galant homme. Il va sans dire que ce Sardanapale habitait un palais des Mille et Une Nuits, où la mosaïque, la rocaille, la fresque, le cristal, le velours, la soie et l’or s’alliaient à profusion pour la splendeur et le comfort de l’existence.

Il était quatre heures environ de l’après-midi; maître Barbaja, au sortir de sa sieste, bâillait et s’étirait de son mieux sur un sopha, lorsque son valet de chambre vint lui annoncer qu’un étranger demandait à parler à sa seigneurie.

— Son nom ? fit négligemment le directeur de San-Carlo.

— Joachim Rossini.

— Ah! ah! qu’il entre.

Le sultan se leva, et, tendant les deux mains au maestro : — Je suis ravi de vous voir et de faire votre connaissance. On ne parle ici que de vous, et moi-même j’ai lu des merveilles sur vos derniers ouvrages.

— Est-ce bien possible ? répliqua le jeune compositeur avec une imperceptible ironie; on m’avait toujours dit que vous aviez des raisons particulières pour ne point lire les gazettes.