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qu’en espèces sonnantes, amoncelées aux pieds de sa Danaé par le Jupiter crépu de San-Carlo. Épris des beaux yeux d’Angélique, épris aussi des beaux yeux de sa cassette, le roué maestro, s’il avait eu dès le premier moment des projets sur la dame, n’en laissait rien percer. — Comment trouves-tu mon rossignol noir ? lui demandait un jour Barbaja, cherchant à surprendre s’il ne devait pas aussi se méfier de ce côté. — Ma foi, répondit Rossini sans sourciller, c’est une question que je ne m’étais pas encore faite; mais, tu le sais, je n’aime que les blondes !

Voici du reste en quatre mots quelle était à cette époque la vie de l’homme de génie sur lequel reposait la fortune du théâtre de San-Carlo. Il dormait jusqu’à onze heures, se levait au coup de midi, passait une heure ou deux à sa toilette, puis sortait pour aller faire un second déjeuner sur le Môle. De deux à trois, il se rendait chez la signora Colbrand. De trois à cinq, on le trouvait assis sous la tente embaumée d’orangers de l’un des cafés de Chiaja, occupé à parcourir les journaux, à prendre une glace, à deviser de choses et d’autres avec David et Garcia. Vers cinq heures, il flânait, revenait à six pour dîner tête à tête avec Barbaja, auquel il ne manquait jamais d’apporter un appétit raffiné digne en tout point de sa table de Lucullus; après quoi on allait un peu au théâtre, on courtisait ces dames sur la scène, on se promenait dans la salle de loge en loge, ce qui vous menait aisément à minuit, l’heure du berger, qu’on passait chez une de ses maîtresses, celle-ci ou celle-là. Puis, en chantonnant, on rentrait se coucher, et le sommeil, au terme d’une journée si bien employée, ne se faisait, comme on pense, jamais attendre. Plusieurs se demanderont quels étaient, dans une existence ainsi réglée, les momens consacrés au travail ? Où et quand Rossini composait-il ? Partout et nulle part, dans son lit, dans la rue, en jouant aux dominos, en vous contant une anecdote. Mathurin Régnier parle d’un poète qui s’en va cherchant son vers à la pipée. Rossini certes n’était point ce poète-là, lui l’enfant prodigue du génie, l’heureux viveur que les idées venaient trouver en foule. Il marchait entouré de mélodies comme d’un essaim d’abeilles bourdonnantes. Il n’avait qu’à tendre la main et qu’à prendre au hasard, retenant les unes, donnant aux autres la volée, bien certain d’ailleurs qu’il les rattraperait au moindre signe. La première chose qu’il faisait chaque jour en s’éveillant, c’était de prendre sous son traversin son libretto et quelques cahiers de papier réglé pour la musique. Son crayon à la main, vous l’eussiez vu alors piquer sur la carte ces mouches d’or de l’inspiration dont le tumulte l’étourdissait.

Au mois de septembre de cette année 1815 eut lieu la représentation d’Elisabeth. Il va sans dire que l’attente et la curiosité