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Ce brave homme, que l’illustre maître recevait avec si peu de façons, avait passé deux nuits et un jour à rédiger sa besogne d’après un mélodrame français, et s’en alla, en quittant Rossini, souhaiter le bonjour à Barbaja, qui lui remit soixante francs pour prix de son travail, mince honoraire sans doute, et qui n’eût point suffi à sustenter le digne abbé, si dom Totola n’eût joint à cette occupation une autre industrie qui lui rapportait quelques chétifs profits. A ses momens perdus, et quand le drama seria ou giocoso ne donnait pas, l’abbé composait à la gloire des cantatrices en renom des odes et des sonnets qu’il vendait à leurs amans le plus cher possible, ce qui ne laissait pas de lui valoir d’assez estimables bénéfices, surtout lorsque la prima donna se voyait, comme la signora Colbrand, recherchée et courue de tout un monde de financiers et de grands seigneurs. Il est vrai que si le métier avait ses avantages, il avait aussi ses légers inconvéniens, et que le rimeur de ballades et de galans tercets risqua plus d’une fois de porter un mortel préjudice au librettiste patenté de San-Carlo. La signora Colbrand était, ainsi que nous l’avons dit, la maîtresse attitrée du signor Barbaja, sultan jaloux s’il en fut, et d’autant plus intraitable à l’endroit de ses prérogatives, qu’il savait mieux que personne ce qu’elles lui coûtaient. Or il advint qu’un jour le directeur de San-Carlo s’aperçut que son poète chantait la divine Angélique au profit d’une foule d’adorateurs rivaux. À cette découverte, la colère du farouche impresario ne se contint plus. Barbaja fit venir le pauvre abbé, et le menaça de le casser aux gages, de l’envoyer mourir à l’hôpital, s’il lui arrivait de jamais rimer une seule stance en l’honneur de sa favorite. Maître Totola n’eut qu’à courber la tête et à se soumettre; mais on conçoit quelle affreuse diminution cet incident amena dans ses finances. Réduit à s’interdire toute espèce d’épithalame et de madrigal au sujet de la prima donna régnante, force fut au pauvre diable de se rabattre sur les cantatrices en sous-ordre et le menu fretin, ce qui fit qu’il tomba de l’Olympe sur la terre, et dut se contenter, pour vivre ou plutôt pour végéter, du produit de sa dramaturgie, auquel venait se joindre çà et là quelque rare et furtif denier que la muse des couplets mignons et des vers badins amenait dans son escarcelle. Naïf et maladroit poète, qui n’avait pas su ménager les susceptibilités jalouses de son puissant maître !

Rossini, lui, était un renard trop fin et trop madré pour se laisser prendre à ce piège. Dès le premier coup d’œil, la signora Colbrand lui avait plu; il la trouvait jolie, avenante, faite à ravir; il savait aussi très bien que cette femme charmante, digne d’être recherchée pour ses grâces personnelles, gagnait quelque chose comme cent mille francs par an, sans compter les valeurs énormes, tant en bijoux