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individu fait tout ce qu’il doit faire, chaque peuple reçoit la destinée qu’il se donne. Immédiatement récompensés selon leurs œuvres, une justice implacable pèse sur tous, en sorte que cette histoire est belle, comme certaines parties de l’antiquité, par la persistance des caractères et la fatalité qu’ils entraînent. On y voit aussi mieux qu’en aucune autre ce qu’il faut faire pour ôter la liberté aux hommes ou pour la leur rendre.

À cette considération joignez la foule des documens inédits que chaque jour révèle[1]. Aucun siècle n’a écrit plus que le XVIe, et dans ce siècle aucun homme plus que Philippe II. Assurément il croyait avoir enveloppé son gouvernement de mystères impénétrables. Retiré dans sa cellule de l’Escurial comme dans sa Caprée, personne ne surprenait jamais un mouvement de sa physionomie ni un accent de sa parole. Lorsqu’il recevait des députations, il gardait encore un silence de pierre ; il se contentait de se pencher vers l’épaule de son ministre, qui balbutiait quelques mots insignifians à sa place. Ses secrétaires avaient devant eux l’exemple de la proscription d’Antonio Perez, de l’assassinat d’Escovedo. Voilà donc un homme parfaitement garanti contre la renommée ou l’indiscrétion des murailles. Il a enseveli plus profondément qu’aucun prince ses secrets d’état dans les entrailles de la terre. De vagues rumeurs pourront, il est vrai, circuler parmi la foule tremblante ; mais ces bruits sourds, qui garantira qu’ils sont vrais ? Où seront les témoins de ce règne ? Parmi tant de meurtres projetés, accomplis et niés, quelle trace restera ? Qui jamais a entendu le roi donner un ordre ? Pour les plus petits détails, il s’est contenté d’écrire furtivement à son secrétaire assis à quelques pas de lui. Il a enfoui son règne comme un crime.

Singulière justice de l’histoire ! Ce même homme qui a tout fait pour se dérober à la postérité est aujourd’hui plus démasqué que ne l’a été aucun prince. Ce roi casanier est surpris au grand jour. Grâce à la manie de tout écrire pour tout cacher, ces secrets d’état si bien gardés, ces projets de meurtre si bien conduits, ces complots éternels, ces échafauds dressés, ces agonies étouffées dans le fond des forteresses, ces bourreaux masqués, ces mensonges monstrueux, ces pièges tendus à la bonne foi de l’univers, tout cet arsenal de tortures, d’embûches, que l’on croyait si savamment enfoui, apparaît aujourd’hui en pleine lumière. Avec l’immense correspondance de Philippe II[2], un témoin terrible sort de la forteresse de

  1. Archives de la maison d’Orange-Sassau, par M. Groën van Prinsterer. — Correspondance de Guillaume le Taciturne, par M. Gachard. — Correspondance de Philippe II, par le même.
  2. Correspondance de Philippe II, recueillie et publiée par M. Gachard, directeur des archives de Belgique. Cette publication de documens officiels est certainement une des plus importantes qui aient été faites de notre temps. On objecte qu’elle n’apprend rien qui soit absolument nouveau ; mais qu’y a-t-il de plus nouveau en histoire que la certitude mise à la place des présomptions ?