Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 6.djvu/48

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

M. Grote, un spirituel écrivain de Leipzig, se rappelant tout ce que l’érudition germanique a fait pour la connaissance de l’antiquité grecque, s’écriait avec douleur : « N’est-ce pas à nous qu’il appartenait d’écrire l’histoire de la civilisation des Hellènes ? Mais non, en vérité, nous n’avions pas le temps. Il nous fallait d’abord débrouiller les premières origines ; il fallait démontrer qu’Hélène était la déesse de la lune, et que l’Achille d’Homère était un fleuve ! »

Si quelqu’un doit consoler l’Allemagne de cette érudition que l’art ne conduit pas et de cette philosophie qu’une fausse profondeur abuse, c’est bien certainement l’homme dont nous allons tracer le portrait. On comprendrait mal l’originalité de M. Léopold Ranke, si on ne le voyait grandir avec sa netteté d’esprit, avec son érudition sûre et sobre, avec ses simples et mâles qualités d’écrivain, au milieu d’une littérature ainsi faite. Sans doute, dans le domaine des études historiques, il est encore d’autres noms que l’Allemagne du XIXe siècle peut présenter à l’estime de l’Europe. MM. Schlosser, Dahlmann, Léo, Luden, M. de Raumer lui-même, ont écrit des pages qui méritent d’être lues ; ce ne sont toutefois que des écrivains secondaires, et quel que soit le mérite de tel ouvrage en particulier, leur œuvre entière présente trop d’imperfections et de lacunes. On peut, sans vocation profonde, écrire un jour une histoire bien étudiée et suffisamment intéressante, comme on peut écrire des vers heureux sans être poète. Combien M. Ranke est un autre homme I On sent qu’on a affaire ici à une nature complète. Il vous est permis de faire un choix parmi ses livres, mais vous ne sauriez méconnaître dans l’ensemble de ses travaux la constante inspiration de l’historien.


I.

M. Léopold Ranke est né dans la petite ville de Wiehe, en Thuringe, le 25 décembre 1795, et non le 21 décembre, comme le disent les notices biographiques les plus répandues en Allemagne. Sa vie a été toute consacrée à l’étude. L’enseignement de l’histoire et les voyages scientifiques remplissent cette laborieuse existence, dont tous les événemens sont des découvertes précieuses et des ouvrages durables. Après avoir fait d’excellentes humanités à Schulpforte, il en sortit en 1813 et se prépara à l’enseignement. Cinq ans plus tard, à peine &gé de vingt-trois ans, nous le trouvons chargé d’une classe supérieure d’histoire au gymnase de Francfort-sur-l’Oder. C’est là qu’il écrit son premier ouvrage, l’Histoire des Nations germaniques et des Nations romanes. Cet éclatant début, qui annonçait un maître, attira l’attention de l’Allemagne. Le livre de M. Ranke avait paru en 1826 ; un an après, une place étant devenue vacante à