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Cet homme ne peut être aucun de ceux qu’ils ont coutume de mettre au premier rang. Ce ne peut être Guillaume le Taciturne : il est la tête et le bras de l’entreprise ; mais j’en cherche l’âme, l’idée. Sur le terrain religieux, Guillaume chancelle ; il touche à l’indifférence ; bien plus, il commence par haïr la révolution nouvelle. Où sera donc l’orateur, le poète, le docteur et le prêtre de cette cause ? Il faut dans une entreprise si complexe un homme qui tienne par ses origines aux deux races, aux deux nationalités jetées dans la révolution ; il faut qu’il ait à la fois l’ardeur iconoclaste des premiers réformés et le génie patient de la diplomatie inaugurée par Charles-Quint ; qu’apôtre, théologien d’une église nouvelle, on puisse au besoin lui confier une armée ; exécrable d’ailleurs au catholicisme autant que Philippe II à l’hérésie. Je veux de plus que cet homme soit un des écrivains les plus considérables de son temps, et comme il s’agit de la destinée de deux peuples, qu’il crée la langue hollandaise et qu’il fasse honneur à la langue française ; que je retrouve dans ses écrits la vigueur de son siècle avec la raison du nôtre. Je veux encore que le même homme ait dirigé les plus vastes affaires d’état, qu’ambassadeur dans toutes les grandes négociations, il soit le premier orateur de la république, qu’il ne cède qu’à Guillaume en autorité auprès de la noblesse et du peuple, qu’il soit uni à ce grand homme par une amitié, une familiarité de chaque instant, que tous deux semblent être la tête et le cœur de la révolution et ne former qu’une même intelligence.

Or cet homme n’est pas un personnage de fantaisie ; grâce à mon exil en Belgique, j’ai pu à loisir recueillir les traces de son influence et de ses ouvrages. C’est sa vie à moitié retombée dans l’oubli par je ne sais quelle ingratitude de l’histoire que je me propose de raconter. Cette figure nous appartient d’ailleurs à moitié par l’origine ; nul génie ne fut plus français par le cœur, par l’accent, par la langue ; ses œuvres comblent une lacune singulière dans l’histoire de notre idiome, dans celle de notre littérature religieuse et politique. Il s’agit ici d’un frère d’armes de Duplessis-Mornay et de d’Aubigné, d’un précurseur de Pascal et du vicaire savoyard.


I.

Philippe de Marnix de Sainte-Aldegonde naquit à Bruxelles en 1538; il descendait par son père d’un gentilhomme savoyard, qui, de la Tarantaise, avait suivi dans les Pays-Bas Marguerite d’Autriche en qualité de trésorier. Par sa mère, Marie d’Emméricourt, il tenait à la Haute-Bourgogne[1] et à la Hollande. Quant à la seigneurie du

  1. Prins, Lofrede van Marnix (Éloge de Marnix). — Wilhelm Broes, Filip van Marnix aan de hand van Willem I (Marnix dans ses rapports avec Guillaume Ier), Amsterdam, 1840, 3 vol. Le-premier de ces ouvrages a été couronné, vers la fin du XVIIIe siècle, par une société littéraire de Hollande qui avait mis au concours l’éloge de Marnix. — Te Water, Historie van het Verbond (Histoire de la confédération et des requêtes des nobles dans les Pays-Bas), 1756.