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moment des troubles, et nul aussi n’a plus perdu que lui par la publication récente des correspondances. Il en coûte de rabaisser une figure qui, après tout, conservera pour piédestal son échafaud. La mort, même involontaire, pour une grande cause est une puissance si bienfaisante, qu’elle couvre à jamais le visage des siens contre la curiosité jalouse et les reproches de la postérité. Et pourtant devant les témoignages signés de la main du comte d’Egmont comment fermer aujourd’hui les yeux à l’évidence ? Tant de contradictions poussées si loin ressemblent à la trahison envers les deux partis. Toujours prêt à donner pour garantie suprême dans les momens de crise les crédulités de son amour-propre, Egmont remplaçait les sombres lueurs que d’autres puisaient dans la foi par on ne sait quelle trompeuse satisfaction qu’il trouvait en lui-même. Quand il avait mis sa personne quelque part dans la balance, il ne s’inquiétait plus de ce que pesait le monde. Sans convictions dans un temps de fanatisme, ni catholique ni protestant, il crut la conciliation facile entre des camps ennemis que l’enfer divisait, et il réputa cette conciliation accomplie parce qu’il l’avait conseillée. Au reste, comme il ne fut pas martyr, son sang ne lui engendra pas de vengeur : onze ans après, on vit son fils courtiser ses bourreaux.

La popularité du comte d’Egmont chez les Wallons s’explique non-seulement par l’échafaud, mais encore parce qu’il représente très fidèlement la destinée de ces populations dans la révolution du XVIe siècle. Comme lui, elles flottent d’abord incertaines entre la vieille église et la nouvelle ; comme lui, elles restent catholiques ; comme lui, elles se retournent contre leurs alliés de la veille ; on peut même ajouter qu’elles eurent aussi leur échafaud. Pendant deux siècles et demi, il ne resta sur l’estrade qu’un cadavre de peuple.

Quant au prince d’Orange, il temporise au profit de la révolution, comme Marguerite de Parme au profit du despotisme espagnol[1]. Il ne sait encore si c’est l’émotion passagère d’un peuple ou le signal d’une époque nouvelle. Il veut que la révolution grandisse avant de s’y jeter à corps perdu. D’un côté, il autorise son frère à lever en Allemagne des troupes auxiliaires des insurgés ; de l’autre, il arrête à Anvers, à Bruxelles, la foule triomphante, et empêche la révolution de franchir le palais. Il protège en même temps la révolte et la répression, Bréderode et Marguerite ; surtout il laisse passer l’occasion de vaincre.

Que signifient ces contradictions, si ce n’est que le jour ne s’est pas fait encore dans l’esprit du prince d’Orange ? Il doute, il

  1. Voyez les lettres si sensées de Robert Languet, le célèbre auteur des Vindiciœ contra tyrannos. Epistolœ politicœ et historicœ, 1646, p. 215.