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le poursuivait de ses chansons dans la rue. La noblesse donna à ses laquais une livrée chargée des emblèmes et de la barrette de son éminence. Cet homme de tant d’esprit poussa le ridicule jusqu’à se plaindre à Madrid. C’était s’avouer vaincu. Il ne restait à l’Espagne qu’à le sacrifier. Granvelle reçut l’ordre de se retirer des Pays-Bas : premier triomphe de l’opinion nouvelle ; mais en même temps la monarchie espagnole se trouva nécessairement par ce début poussée à gouverner par le sang. Quand les gouvernemens ont été ridicules, il est presque inévitable qu’ils soient atroces, car ils se persuadent bientôt qu’il n’y a plus que le sang versé qui puisse leur rendre l’ancien respect. Le duc d’Albe devait rendre au gouvernement espagnol le sérieux que lui avait ôté Granvelle.

Entre l’un et l’autre, il y eut encore un intervalle de près de deux ans qui fut abandonné à la révolution pour qu’elle pût s’enraciner et se préparer au combat. Comment en profita-t-elle ? La gouvernante des Pays-Bas, Marguerite de Parme, livrée à elle-même par la retraite de Granvelle, comprit sans tarder que toute la question était de gagner du temps, politique faite plus que toute autre pour son esprit, nourri dans les ruses italiennes. On peut dire, d’après cela, qu’elle fit tout ce qu’elle devait faire dans la situation des choses : témoigner le plus de confiance à ceux dont elle avait tout à craindre : promettre à Bruxelles ce qu’elle était sûre de faire refuser par Madrid ; compromettre les chefs naturels de la révolution par les liens officiels et les dignités dont elle les accablait ; se joindre à l’opinion pour achever de ruiner Granvelle, tout en l’imitant le plus souvent ; céder toujours sans jamais rien accorder. C’est un spectacle peut-être unique de voir cette main souple de femme tantôt lâcher, tantôt retenir la bride à cette révolution grondante qu’elle amuse et caresse jusqu’au moment où elle la livre garrottée et endormie à la hache de son successeur.

Les Pays-Bas étaient dans la main de trois hommes, — le comte d’Egmont, le comte de Hornes, le prince d’Orange. Ils avaient les commandemens militaires et l’amour du peuple. Plus d’une fois ils tinrent en leur pouvoir la gouvernante et le système espagnol ; ils refusèrent de profiter du premier moment que la fortune leur accordait. La vérité est que l’affranchissement politique dépassait de beaucoup la pensée des deux premiers, s’il devait entraîner après soi la chute du catholicisme. De telles idées n’avaient jamais approché ni de l’un ni de l’autre. Le hasard les avait placés au premier rang d’une révolution qu’ils ne désiraient pas. Tous deux appartenaient si bien de cœur au système espagnol, que, même la tête sur l’échafaud, ils doutaient encore si le roi voulait vraiment les tuer.

Nul n’était plus populaire que le comte d’Egmont à ce premier