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« Rien ne me fait plus de pitié dans ma détresse que de vous voir, vous. Espagnols, dévaster la bonne terre du roi. Quand j’y pense, ô douce, noble Néerlande, mon noble cœur en saigne.

« Avec mes seules forces, moi, prince de haute lignée, j’ai affronté l’orgueil et le combat du tyran. Ceux qui sont ensevelis à Maëstricht ont éprouvé ma puissance. On a vu courir mes hardis cavaliers à travers la plaine.

« Si le Seigneur l’avait voulu, j’aurais repoussé loin de vous l’effroyable tempête; mais le Seigneur d’en haut, qui régit toutes choses, il faut le louer toujours : il ne l’a pas voulu. »


Par cette œuvre, qui n’a rien de commun avec la littérature cultivée et écrite, Marnix toucha le cœur du peuple, devenu insensible en apparence. Sans lui reprocher sa dureté, il l’en fit rougir. Les écrivains du XVIe siècle, voyant ce miracle d’une poésie populaire, nomment Marnix un autre Tyrtèe, alterum quasi Tyrtœum. La vérité est que, dans cette messénienne biblique, il donne un rhythme à la révolution ; bientôt elle va se relever et s’élancer de nouveau à la cadence de ces vers incultes, moitié psaume, moitié chanson de guerre.

Toutefois ce n’était pas assez de réveiller l’enthousiasme du peuple; Marnix entreprit une chose beaucoup plus difficile, et il y réussit de même. Pour mieux dissiper la peur, il veut contraindre le peuple de rire entre les mains des Espagnols. Chose assurément remarquable dans l’histoire littéraire, c’est dans les années les plus sanglantes de la terreur catholique, au moment où le duc d’Albe déchirait avec le plus de fureur les entrailles des Pays-Bas, c’est en 1569 et en 1571 qu’Aldegonde compose et publie en flamand sa gigantesque satire de l’église catholique, la Ruche romaine[1], créant ainsi la langue hollandaise au milieu d’un rire tragique et héroïque. Cet ouvrage fut un des plus grands triomphes de la parole au XVIe siècle sur la force déchaînée. « Il fut reçu du peuple, dit Bayle, avec un applaudissement incroyable. » Rien de pareil ne s’était vu depuis les colloques d’Érasme. On reconnut un frère de Rabelais et d’Ulrich de Hutten. Le livre de Marnix fut pour les réformés dans le nord plus puissant même que les ouvrages de Calvin. C’était Gargantua ou Grandgousier s’épanouissant du haut des échafauds dans une kermesse flamande. On crut entendre le ricanement de toutes les têtes de morts qu’avait tranchées le duc d’Albe. En même temps, l’église du moyen âge semblait s’abîmer sous cette huée immense, colossale, monstrueuse, dont aucun écrivain n’égalera jamais la témérité. Par un raffinement d’audace et d’ironie, Marnix avait dédié son livre

  1. De Byenkorf. Les principales éditions sont de 1572, 1597, 1599, 1600, 1638, 1647, 1664, 1733, 1761. Cet ouvrage a été traduit en latin, en français, en anglais et en allemand. Apiarium sive Alvearium Romanum.