Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 6.djvu/514

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

poursuivaient un but sans en vouloir les moyens, et ils ne craignaient rien tant que l’instrument qu’ils se résignaient à employer. L’expérience que les nobles avaient faite depuis le compromis les avait glacés d’effroi. Ils avaient vu une chose dont ils ne s’étaient jamais doutés auparavant, c’est que sous leurs premiers débats superficiels il y avait au fond la lutte de deux églises, et ils n’avaient pas eu de peine à reconnaître que la plus ancienne était un frein incomparablement meilleur pour tenir les peuples en bride; leur plus grande terreur était de voir ce frein disparaître. Ils avaient peur, s’ils secouaient le joug de l’Espagne, de subir celui de la réforme, ou, s’ils refusaient de s’allier avec la réforme, de redevenir la proie de l’Espagne. Le résultat de ces incertitudes était une incapacité absolue d’agir qui les livrait d’avance poings liés à l’ennemi, et avec eux la nationalité des Belges comme celle des Hollandais. Pour ce qui restait des masses du peuple, elles avaient fini par retrouver un fils du comte d’Egmont, et elles en avaient fait aussitôt leur général, sans rechercher s’il ne les vendait pas. Le nom leur suffisait.

Pour dominer les difficultés que rencontrait le projet d’alliance, la principale ressource était dans l’union de Marnix et de Guillaume. Cette intimité n’avait jamais été plus étroite. Quand le Taciturne envoyait ses manifestes aux états, il faisait une chose qu’aucun prince n’avait faite avant lui. Renvoyait à son ami plusieurs blancs-seings, afin que celui-ci pût corriger, retrancher, ajouter ce qu’il voudrait dans la lettre, d’où il résulte que quelquefois, dans les paroles écrites de Guillaume d’Orange, il est difficile de reconnaître ce qui vient de lui et ce qui vient d’Aldegonde. Ces deux esprits s’étaient fondus et mêlés comme deux nobles métaux. Pour l’un comme pour l’autre, il s’agissait de faire passer dans les provinces du midi, accablées par la défaite et l’invasion, l’âme de la révolution triomphante; il fallait replacer à leur rang de bataille les torturés du duc d’Albe.

Quand les peuples commencent à s’abâtardir, ils conservent souvent encore une grande force physique, à la condition toutefois qu’on les emploie dans le sens de la tyrannie; mais ils sont impuissans dès que vous voulez les faire servir à la liberté : c’est là le phénomène qu’on observait chez les Wallons. Ils formaient d’admirables troupes quand ils suivaient la tyrannie espagnole; merveilleux instrumens d’oppression contre eux-mêmes, ils semblaient se dissoudre quand on les rangeait du côté de la liberté. C’est ce que Guillaume avait observé mieux que personne, et pourtant il ne désespérait pas de refaire cette nationalité ainsi entamée. Il veut la réparer en la jetant dans la mêlée, surtout en lui fermant toute retraite. De là un appel constant à la patrie, aux énergies cachées sous une décadence précoce. Plus de demi-moyens, plus de lâcheté dissimulée sous le nom de