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— Je dis qu’elle doit aller dans la roue ! Cela lui apprendra à laisser mourir le chien ! cria la fermière.

— Que dites-vous, mère ? s’écria Jean d’une voix où la frayeur se mêlait à l’indignation. Elle, Lena ? dans la roue! Oh! mère, cela va trop loin. Vite, dites-moi que vous renoncez à cette mauvaise pensée, — vite, vite !

— Voyez un peu trembler cet imbécile ! dit la mère avec un rire moqueur... Et que ferais-tu ?

— Écoutez, mère, répondit Jean avec une gravité qui fit une profonde impression sur la fermière; si Lena va dans la roue, je quitte cette maison, je pars, quand bien même vous m’attacheriez avec des chaînes... Croyez-moi, mère, croyez-moi, ou sinon je le jure par un serment terrible.

La fermière à son tour frémit de colère comprimée; elle fut transportée d’une rage insensée en se voyant contrainte de céder devant la menace de son fils. Il était le seul homme de la ferme et avait déjà assez de force et d’expérience en fait de culture pour remplir la place de son père mort. Son départ eût été la ruine de la métairie. Tout en couvant sous des regards flamboyans le visage abattu de la jeune fille, elle s’écria : — Eh bien ! qu’elle ne reste pas devant mes yeux! Allons, fainéante, va mener paître la vache blanche, — et que je ne te revoie pas avant quatre heures, sans quoi tu auras affaire à moi!. — Et toi, Jean, dis à Trine qu’elle vienne faire le beurre.

Lena sortit à pas lents de la chambre pour aller prendre la vache à l’écurie. Arrivée à la porte, elle tourna la tête, et ses yeux noirs et brillans de larmes adressèrent à Jean un long et triste regard qui semblait dire : — Merci, merci, — vous protégez une morte ! Je prierai pour vous quand je serai là-haut dans le ciel.


II.

Lena s’en va avec la vache à la recherche de l’herbe perdue le long du ruisseau. Elle marche lentement en avant dans le sentier et tient l’animal en laisse avec une corde. Parvenue à un endroit où la bruyère touche aux terres basses et marécageuses et est en même temps ombragée par des aunes et des genévriers vacillans, Lena s’éloigne de quelques pas du sentier. Là s’élève un hêtre sans doute semé par un oiseau, car aussi loin que s’étend la vue, on n’aperçoit aucun feuillage qui ressemble au sien. Lena s’affaisse sur le sol au pied de l’arbre gigantesque; elle courbe profondément la tête, son regard immobile se fixe sur la terre, elle lâche la corde et tombe dans sa rêverie habituelle.

En plein air, sous l’azur profond du ciel, elle allège son cœur des