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tristesses dont on l’a abreuvé : pas une plainte ne sort de sa bouche, pas un soupir de son sein; mais un torrent de perles liquides s’épanche silencieusement sur son tablier. Son affliction est longue, bien longue; cependant ses larmes diminuent peu à peu, elle lève la tête enfin. Elle dirige vers le ciel ses yeux humides et chante comme si elle adressait une prière à Dieu :

Rikke-tikke-tak
Rikke-tikke-tou !
Forgerons,
En cadence.
Forgerons, frappons!
Le fer rouge lance
L’étincelle, et bout.
Rikke-tikke-tou!

Que signifie donc cette étrange et mystérieuse chanson dans la bouche de Lena ? On lui eût en vain demandé des explications sur ce sujet, car elle-même ignorait d’où venait que sa bouche, sans qu’elle le sût, répétât sans cesse les sautillantes paroles du refrain. Elle ne se souvenait pas non plus qu’on lui eût jamais chanté cette chanson, et croyait même que paroles et air s’étaient éveillés dans son âme sans cause déterminée. Maintenant la chanson faisait partie de son être énigmatique comme une seconde voix, intelligible pour elle seule; bien que cette voix ne dît rien de distinct à son esprit, elle la chérissait néanmoins comme une abondante source de consolation et d’adoucissement à ses douleurs, et elle avait pris l’habitude, dans tous les instans de tristesse ou de joie, de l’employer comme expression de ses émotions les plus profondes.

La chansonnette avait tant de puissance sur elle, qu’après l’avoir répétée plusieurs fois et sur un ton de plus en plus joyeux, elle parut oublier tout à fait qu’elle était condamnée à languir et à s’éteindre sous les mauvais traitemens. Le magique rikke-tikke-tak avait illuminé son visage d’un rayon de calme et de paix; elle se leva lentement, conduisit la vache un peu plus loin pour qu’elle trouvât plus d’herbe, et se mit à courir à travers la bruyère vers une colline de sable qui s’élevait à quelque distance au-dessus de l’immense plaine.

Au sommet de l’aride coteau était imprimée une forme humaine. Lena visitait sans doute souvent cet endroit, car maintenant encore elle s’assit sur le sable déjà foulé. La tête en avant, las bras affaissés sur les genoux, elle fixa son œil noir sur un point bleuâtre qui apparaissait aux limites de l’horizon.

De ce point, qui était sans doute une ville lointaine, semblait partir un chemin qui se jouait eu courbes capricieuses à travers la