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bruyère et venait se perdre, près de la ferme, au milieu des prairies. Le regard immobile de Lena était attaché sur le point de départ de ce chemin : on eût dit l’orpheline du pêcheur qui, du haut des dunes, contemple fixement la calme surface de la mer et attend, la poitrine oppressée, une barque qui ne doit jamais revenir ! Mais il n’en était pas tout à fait de même de Lena : Elle aussi attendait quelque chose, mais ne savait vers qui ou vers quoi aspirait son cœur. Elle contemplait toujours le chemin, et peut-être avait-elle un secret espoir que par là lui viendrait un libérateur ; pourtant elle ne connaissait personne au monde, cent voyageurs pouvaient passer sous ses yeux sans qu’elle y fît attention. Était-elle donc insensée ? Oh ! pas le moins du monde, quoique les filles de la fermière la nommassent la folle.

Au milieu de ses continuelles souffrances et sous le poids de la réprobation dont on l’accablait, Lena s’était créé une vie à elle seule. Aussi ses actions incomprises semblaient souvent porter le cachet de la folie, et cependant, grâce à ses continuelles méditations, son intelligence s’était raffinée et son imagination avait acquis une merveilleuse puissance. Les secrètes émotions qui gonflaient son sein n’avaient nullement obscurci son jugement ; elle pesait et appréciait tout ce qui lui arrivait, mais le résultat de ses réflexions demeurait toujours renfermé en elle. À quoi lui servaient d’ailleurs l’intelligence et la raison ? N’était-elle pas condamnée à mourir d’une mort lente, mais sûre ?

Déjà le soleil éclairait la pente occidentale du coteau de sable ; l’après-dînée était fort avancée, et Lena, toujours assise, tenait l’œil obstinément fixé sur le point bleuâtre. Elle avait faim, elle le sentait bien, elle souffrait,… cependant elle demeurait assise et immobile.

En cet instant, un jeune paysan se glissa avec précaution au milieu des aunes qui bordaient le ruisseau ; il tournait par momens la tête vers la ferme, comme s’il eût craint d’être vu ; enfin il atteignit le hêtre au pied duquel la jeune fille avait pleuré. Il se tourna vers la colline de sable, plaça les deux mains en entonnoir devant sa bouche pour donner à sa voix une direction sûre et précise, et cria : — Lena ! Lena !

La jeune fille se leva et s’approcha lentement du jeune paysan, qui lui fit signe du doigt de venir s’asseoir à côté de lui. Il tira de dessous son sarreau une tranche de pain noir et un morceau de lard, prit son couteau, coupa le lard en petites bouchées sur le pain, l’offrit à la jeune fille, et dit à voix basse en déposant une petite cruche de bière contre un genévrier : — Lena, voici à manger et à boire.

La jeune fille lui adressa un regard plein d’une profonde reconnaissance et se mit à manger en répondant à voix basse aussi : —