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chérie, — et en arrivant ici, je n’allai pas directement à la maison : je vins d’abord embrasser le hêtre mon ami, et c’est les larmes aux yeux que je parlai aux genévriers comme si c’étaient des gens... Et vous me proposez de passer six ans loin de ma bruyère!... Impossible!

— Mon fils, je sais pourquoi plus qu’un autre vous aimez la bruyère; mais c’est justement cette cause qu’il nous faut détruire. Mieux qu’un travail corporel, l’étude chassera de votre esprit l’image qui vous poursuit, et la conviction que vous êtes destiné à vous consacrer tout entier au service de Dieu parviendra à triompher de vos rêveries mondaines, n’en doutez pas.

Le prêtre donna à sa voix un ton solennel et à demi fâché qui fit une profonde impression sur le jeune homme. — Je dois faire parler, reprit-il, d’autres motifs encore pour vous ramener à de meilleures pensées. Jean, vous vous tuez vous-même, car vous épuisez votre vie en vous abandonnant à une tristesse continuelle. Croyez-vous que Dieu vous pardonne votre coupable folie, si vous y persévérez jusqu’à la mort ? Dans votre fatal égarement, vous ne songez qu’à une seule chose. — S’éveille-t-il jamais dans votre esprit une pensée qui monte vers le ciel ? Sont-ce de véritables prières, celles que vos lèvres profèrent, tandis que vos pensées insultent à Dieu, et que vous adorez une créature dans le temple même du Seigneur ? Et songez-y bien, la tombe s’ouvre devant vous; vous livrez votre âme au démon, et le feu éternel sera la punition de votre oubli insensé des choses du ciel !

Les paroles du prêtre, prononcées avec une sombre conviction, avaient vivement ému le jeune homme. Il sentait bien que le curé lui : avait dit de terribles vérités, et il tremblait encore après la menaçante prédiction. Il resta quelque temps muet, les yeux baissés, et relevant enfin la tête comme quelqu’un qui a pris une pénible résolution : — Eh bien ! mon père, dit-il, soit ! j’irai à Malines.

— Demain ? demanda le curé avec joie.

— Demain déjà ? répliqua le jeune homme, demain quitter ma bruyère! et peut-être pour toujours !

— Jean, ne dites donc pas des choses si peu sensées! répondit le. prêtre. Chaque année vous viendrez visiter votre mère plusieurs fois, et, pendant les vacances, vous reverrez à loisir votre bruyère. Et puis, quand vous serez prêtre, vous pourrez être placé dans un village de la Campine, et là vous passerez une vie calme et paisible sous le ciel de la bruyère... Demain, n’est-ce pas ?

— Eh bien! demain. C’est dit! s’écria le jeune homme d’une voix si déchirante, qu’elle retentit au-delà des aunes. Demain, demain !