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encore vous êtes un insensé, un fou, qui se nourrit de l’espoir d’une chose impossible et qui donne sa vie pour une vaine chimère.

— O mon père, après son départ, longtemps encore j’ai été actif et laborieux, — je ne venais ici alors qu’avant et après les heures de travail. J’espérais aussi que je pourrais l’oublier. Hélas! son image me suivait partout. A la charrue, elle murmurait mon nom à mon oreille; à la grange, les fléaux chantaient son cher rikke-tikke-tak, dans le chant des oiseaux, j’entendais sa voix; tous les bruits, toutes les voix de la nature criaient : Monique ! Monique ! A quoi donc me servait le travail ? Savais-je ce que je faisais ? Oh ! non, mon père, cela ne me servait de rien. Le sommeil même était pour moi une vie plus complète que celle du jour : j’y trouvais des consolations, je la voyais, je m’entretenais avec elle; mais de repos, je n’en goûtais jamais. Maintenant je ne puis plus travailler, quand même je le voudrais : je suis faible et malade.

Le curé hocha la tête et garda quelque temps le silence; après quoi, prenant de nouveau la main du jeune homme : — Allons, Jean, il faut me dire si vous voulez, oui ou non, demeurer dans l’état où vous êtes. Il est certain, et vous le savez, que Monique ne reviendra jamais ici, et revînt-elle, ce serait pire encore : elle est une riche demoiselle, et vous un fils de paysan. Votre maladie est donc une véritable folie.

— Ah! pourrai-je jamais l’oublier, mon père ?

— Le désirez-vous sincèrement ?

— Je le désire du fond du cœur, mon père, car depuis longtemps mes rêves ne sont que fiel et amertume. Le désespoir remplit mon âme.

— Eh bien ! montrez que vous avez vraiment du courage et que vous voulez guérir. Satisfaites au vœu de votre mère; suivez mon conseil : allez à Malines !

— J’en mourrais, mon père.

— Pourquoi ?

— Ah! pourquoi ? Mon père, il y a quelques mois, je suis allé à Bruxelles, et j’ai dû y passer huit jours. Quelles souffrances inouïes j’y ai endurées !

— Je ne vous comprends pas.

— Je vais vous le dire. Quand il me fut permis de revenir, je marchai nuit et jour, sans repos. Quand, pour la première fois, le vent m’apporta l’odeur des feux de sarts, je fus si ému, que je me mis à pleurer comme un enfant; plus loin, au milieu de la première sapinière, je me jetai à genoux par terre et remerciai Dieu à haute voix de ce que je pouvais revoir mes sapins bien-aimés. J’ai mangé de la première bruyère que j’ai vue; j’ai pressé sur mon cœur la plante