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l’apparence de la réalité à un fantôme, c’est l’obséquieuse complaisance des Arabes en certains cas. La plupart des Européens qui ont parcouru l’Orient ont remarqué l’empressement des guides à répondre d’une façon affirmative aux questions qui leur étaient adressées, dans l’espoir fondé qu’ils augmenteraient ainsi leur salaire. Or les guides en tout pays tiennent un peu des Arabes[1]. Qu’on lise, par exemple, ce petit dialogue entre l’auteur du Voyage dans les Terres bibliques et le cheikh Abou-Daouk : « Quand je lui demande où était la ville de Sdoum : — Ici, dit-il. — Et cette ruine était-elle de la ville maudite ? — Sahihh! (sûrement.) — Y a-t-il d’autres ruines de Sdoum ? — Nâam ! Fih kherabat ktir (oui, il y a beaucoup de ruines). — Où sont-elles ? — Hon ! oua hou (là et là). — Et il me montre la pointe de la montagne de sel[2]. »

Cet Abou-Daouk est un perfide. Mieux eût valu cent fois, dans l’intérêt de la vérité, qu’il se fût borné à répondre au savant voyageur comme les Arabes de l’Algérie aux ingénieurs français qui levaient la carte du pays. Quand ces derniers leur demandaient le nom d’une localité : — Manarf, répondaient les Bédouins. — Et ceci ? — Manarf. — Et cet autre endroit ? — Manarf. — Cet éternel manarf parvint enfin à éveiller les soupçons de nos officiers d’état-major, qui reconnurent que manarf veut dire en arabe : Je ne sais pas.

La perfidie d’Abou-Daouk ressort clairement d’une lettre adressée d’Edimbourg, il y a trois mois à peine, à un savant français. Cette lettre émane d’un marin hollandais, homme sérieux, esprit distingué, auteur d’un ouvrage estimé sur les Colonies hollandaises aux Indes archipélagiques. M. Quatremère a cru pouvoir invoquer le témoignage de cet explorateur, recommandable à plusieurs titres. « Enfin, dit-il, un voyageur très instruit, M. Van de Welde, qui vient de parcourir le midi de la Mer-Morte, est complètement persuadé que les prétendues ruines de Sodome n’existent réellement pas, et qu’on a pris des amas de pierres réunies par la nature pour des constructions antiques[3]. » Nous croyons devoir citer quelques passages essentiels de la lettre du voyageur hollandais : « Je trouve, dit-il, que l’ouvrage de M. de Saulcy n’est qu’un tissu d’erreurs. Je suis peiné de voir que la géographie biblique ait été traitée par ce voyageur avec tant de légèreté et d’une façon si frivole; mais ce qui est plus grave, ce sont les fables que M. de Saulcy a débitées au sujet de la découverte de Sodome. J’avais une copie de la carte manuscrite du voyage de M. de Saulcy autour de la Mer-Morte, et c’est avec cette carte que j’ai été sur les lieux mêmes. J’ai pris pour guide ce même Abou-Daouk, qui avait accompagné M. de Saulcy. Je déclare, avec toute la solennité possible (most solemnly), qu’on n’aperçoit de ruines d’aucune sorte dans la plaine, et qu’on n’en voit pas davantage à la base du Djebel-Usdoum (la montagne de sel) du côté du nord. There are no ruins whatever visible upon the plain and at the N. foot of the Djebel-Usdoum….. Je ferai voir dans mon

  1. Sur certaines révélations trop complaisantes des guides, on peut consulter Niebuhr, Voyage en Arabie, t. 1er.
  2. Voyage dans les Terres bibliques, t. Ier, p. 249.
  3. Journal des Savans, août 1852, p. 501.