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même à quoi il sert au cabinet de Saint-Pétersbourg de le nier, puisque c’est le seul genre de grandeur auquel elle puisse atteindre. Que le tsar se croie en possession des plus formidables moyens pour soutenir le duel au-devant duquel il est allé, cela se peut. Il n’y a pas bien longtemps, il disait : « J’ai un million de soldats sous les armes, la Russie m’en donnera deux si je les demande, elle m’en donnera trois si je l’en prie. » Plus récemment, on raconte qu’étant allé visiter les côtes de la Baltique, et ayant examiné tous les travaux exécutés devant Cronstadt, il a longtemps regardé du côté de la mer, puis il a ôté son casque, et ayant fait le signe de la croix, on l’a entendu dire en se parlant à lui-même : « Eh bien ! maintenant nous demandons grâce ! » ce qui est dans le langage russe une formule d’invitation à une fête quelconque. L’invitation s’adressait dans ce cas à l’Angleterre et à la France. En réalité, à part ce qu’il peut y avoir dans ces paroles d’exagération, on peut y distinguer assez la confiance de la force enivrée d’elle-même, et qui cette fois ne s’enveloppe pas de subtilités diplomatiques. Veut-on avoir au surplus, dans toute sa plénitude, la pensée russe sur cette longue crise ? Nous pourrions la résumer d’après le témoignage d’un des hommes les plus distingués de Saint-Pétersbourg, qui a eu plus d’une fois l’occasion d’exprimer les vues secrètes et lointaines de la politique de la Russie. Aux yeux de cet homme distingué, la Russie depuis quarante ans ne fait que reculer devant ses destinées et trahir ses propres intérêts pour servir ceux d’autrui. La question actuelle est venue heureusement réveiller l’esprit russe en amenant par contre-coup une crise morale à l’intérieur. Cette crise a commencé, et le mouvement est assez fort pour que rien ne puisse l’entraver ou l’interrompre. On ne sait ce qui a le mieux servi ce mouvement, de la politique de l’Angleterre et de la France, ou « de la demi-trahison des puissances allemandes, laquelle sera bientôt une trahison complète. » On voit que nous ne déguisons pas les mots ; on voit aussi ce que pensent à Saint-Pétersbourg les hommes qui savent le fond des choses sur l’attitude réelle de l’Allemagne. Toujours, selon l’observateur remarquable dont nous invoquons le témoignage, la mission du comte Orlof a détruit les dernières illusions. La Russie u voit se dresser devant elle quelque chose de plus formidable que l’année 1812 ; elle est de nouveau seule en face d’une Europe ennemie. » La prétendue neutralité de l’Autriche et de la Prusse n’est qu’un acheminement à une hostilité déclarée, et il ne pouvait en être autrement. « Les deux puissances allemandes, à part même l’antipathie de race, ont depuis quarante ans contracté trop d’obligations envers la Russie pour n’être pas impatientes de s’en venger. Voilà quarante ans que la Russie les oblige à vivre en paix entre elles et à ne pas livrer l’Allemagne, par leurs dissensions, comme une proie assurée à la révolution intérieure et à l’invasion étrangère ! » Une fois dans cette voie du reste, l’auteur traite fort mal, en compagnie de l’Allemagne, l’Angleterre, la France, le pape lui-même et le catholicisme. Tout cela à ses yeux, c’est la révolution. On parle de l’équilibre européen comme s’il y avait encore un équilibre en Europe, comme s’il y avait en ce moment dans l’Occident une autre puissance debout que la révolution. Et ici perce la véritable pensée sur le caractère moral de la crise actuelle. Le grand ennemi qui se soulève aujourd’hui contre la Russie, c’est