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la révolution ; elle est partout, dans les gouvernemens, dans le clergé, en France, en Angleterre, en Allemagne ; il n’est pas en Europe un seul élément de vie qui n’en soit saturé. «… Il n’y a plus que deux pouvoirs aujourd’hui, la révolution ou l’Occident et la Russie. Ces deux adversaires sont en présence. Je sais bien qu’on prétend chez vous ( en Allemagne) que la Russie succombera : c’est possible, quoique je ne le croie point ; mais si par hasard on se trompait, si l’Occident devait en définitive avoir le dessous, alors ce qui sortirait vainqueur de la lutte, ce ne serait plus la Russie, ce serait le grand empire d’Orient gréco-russe. Tel est le dilemme où l’Europe vient de s’engager ! » On voit que quand elle ne s’embarrasse pas dans les subtilités de la diplomatie, quand elle ne vise point aux justifications officielles, la pensée russe se dessine assez claire ; elle marche droit à son but, l’absorption de l’Orient, et il se trouve ainsi que, soit par les paroles de ses interprètes les plus distingués, soit par les confidences du tsar lui-même, elle avoue sans détour les ambitions qu’elle décline publiquement. Mais laissons ces destinées, heureusement loin d’être accomplies encore, et qui ne pourraient s’accomplir, — nous sommes bien de l’avis de l’homme remarquable dont nous reproduisons les fragmens, — que par une guerre dont le siècle ne verrait pas la fin. Il reste toujours cette pensée étrange de décerner à la Russie une sorte de pontificat conservateur, de faire de sa civilisation le levier qui doit sauver le monde de la révolution, d’opposer en un mot, comme on le dit, l’Orient sain et vigoureux à l’Occident épuisé et à demi dissous.

Or, dans cet antagonisme, malheureusement réel en effet, et qui domine les incidens secondaires de la crise actuelle, que représente la Russie ? Quelle est cette société, et de quoi se compose-t-elle ? Sur quelles bases est-elle assise ? Quelle est cette civilisation si soigneusement enveloppée de mystère jusqu’ici, et pour laquelle le mystère semble être une force ? Peut-être les événemens d’aujourd’hui sont-ils de nature à moins servir la Russie qu’on ne le pense, en aidant à pénétrer dans ce vaste et incohérent assemblage, en permettant de sonder jusqu’en ses derniers replis ce monde inconnu qui s’étend entre les degrés les plus extrêmes de la sociabihté humaine. Et qui sait si cet empire fondé sur le silence ne cache pas plus de corruptions et de germes de luttes intérieures que les nations qui vivent au grand jour et ne craignent pas de publier leurs faiblesses ? Bien des ouvrages se sont déjà succédé sur ce pays ; il faut laisser de côté les pamphlets, peut-être faudrait-il aussi se défier des investigations du genre de celles de M. Léouzon-Leduc dans la Russie contemporaine. Les travaux les plus curieux à interroger seraient sans aucun doute les livres russes eux-mêmes, ceux qui révèlent les plus secrètes ambitions aussi bien que ceux qui, dans un autre sens, sous l’influence d’un autre esprit, laissent voir le caractère réel de cette société confuse. De ce dernier genre est évidemment un livre récent de M. Ivan Tourghenief, — le Journal d’un Chasseur ou Mémoires d’un Seigneur russe, — par malheur faiblement traduit, on le sent, et d’une exécution matérielle plus faible encore. Dans ce livre qui a paru à Moscou il y a peu d’années et qui a fait, dit-on, la plus forte impression, l’auteur ne s’abandonne pas à des déclamations vulgaires, il ne conclut pas même, il raconte, il peint, et ses peintures se trouvent être le plus saisissant témoignage sur la vie russe. La gravité du tableau se décèle à travers