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duc d’Ossone et la seigneurie de Venise se seraient rendus coupables d’une odieuse trahison dont la victime eût été le bandit Jacques-Pierre. Les archives de Venise, les lettres des ambassadeurs, les délibérations des dix, par-dessus tout l’exacte appréciation des dates et une enquête minutieuse et précise qui n’admet que les points démontrés, ont permis à M. Ranke de marcher d’un pas sûr à travers tant de faux témoignages et d’explications romanesques. Son mémoire n’est pas seulement un modèle de discussion érudite ; toutes les qualités littéraires de l’auteur s’y retrouvent, quand il le faut, avec un vigoureux éclat. Les portraits de tous ces sacripans de Venise, Jacques-Pierre et son secrétaire l’ivrogne Renault, sont pleins de vérité et de vie ; le duc d’Ossone est bien l’intrépide aventurier dont l’élégance fait contraste avec la brutale audace de Jacques-Pierre ; Bedmar, Juven, Montcassin, le conseil des dix, sont dessinés en quelques traits avec la précision d’une main sûre d’elle-même.

A côté de la Conjuration de Venise et de Don Carlos, infant d’Espagne, il faut placer un autre mémoire très curieux sur la poésie italienne. En étudiant dans les sources mêmes les destinées de l’Europe du midi depuis le XVIe siècle, M. Ranke a fait sur maintes questions particulières des trouvailles du plus haut prix. Ce ne sont pas là de grands épisodes devenus eux-mêmes des histoires, comme l’Antonio Perez et la Marie Stuart que M. Mignet a détachés du vaste tableau qu’il prépare ; ce ne sont souvent que de simples notes, mais les notes d’un écrivain d’élite, et sans parler de l’instruction qu’elles renferment, ne ressent-on pas un vif plaisir à pénétrer dans le cabinet du maître, à surprendre ses procédés secrets, à voir avec quel soin il choisit et éclaire les matériaux de son œuvre ? J’ai apprécié déjà sa ferme et lumineuse Critique des historiens modernes, j’aurais pu signaler à la fin des Princes et Peuples du Midi de l’Europe un appendice plein d’intérêt sur ces relations des ambassadeurs vénitiens dont M. Ranke a le premier révélé toute l’importance ; l’étude sur la poésie italienne publiée en 1837 est un excellent chapitre d’histoire littéraire. Il y a dans la littérature italienne du moyen âge une composition célèbre intitulée Reali di Francia. C’est un long recueil en prose de traditions épiques. La chanson de Roland, la chronique du faux Turpin, l’histoire des quatre fils Aymon, les principaux épisodes de l’épopée carlovingienne, tout s’y retrouve ; les traditions slaves et les traditions germaniques se mêlent dans ce long tableau avec une confusion pittoresque, à peu près comme dans les narrations des improvisateurs vénitiens, lorsque le raccontatore, sur le quai des Esclavons, rassemble après l’Ave Maria ses auditeurs avides et passe de l’histoire des quatre fils Aymon aux exploits de Charles XII. On ne possédait qu’une partie des Reali di Francia ; le recueil, tel qu’on le trouve imprimé, contient le récit de la prédication du